Qui était Pierre Gordon ?
Pierre Gordon était-il avant tout un sociologue spécialisé dans l’étude comparée des religions et de leurs origines se revendiquant de d’Emile Durkheim ? Ou bien était-il un de ces penseurs traditionnels pour lesquels le phénomène religieux renvoie inéluctablement, peu ou prou, la spécificité de chaque mythe religieux en invoquant une fameuse philosophia perennis ou théologia prisca que la recherche actuelle qualifie de pérennialisme? N’était-il pas plutôt un ésotériste chrétien pour qui les grands mythes religieux ne seraient, en définitive, qu’une propédeutique à l’initiation chrétienne, sublime et ultime maillon d’une longue chaîne qui, pour avoir été dorée, ne pouvait trouver son achèvement que dans le sacrifice salvateur du Christ?
Il témoigne en effet d’un âge d’or correspondant à la première organisation sacerdotale, d’un âge d’argent correspondant à la seconde et suivi d’une décadence prolongée et d’un retour à la barbarie que même le sang propitiatoire du Sauveur n’a pu endiguer que partiellement parce que le matérialisme triomphant des XIXe et XXe siècles a obscurci presque totalement la Lumière des origines.
Les œuvres de Pierre Gordon se présentent souvent sans indication bibliographiques, sauf à citer quelques auteurs dans le corpus même de l’ouvrage. Fort heureusement, celui que je préface aujourd’hui constitue une heureuse exception : une bibliographie nourrie, en fin de volume, ne cite pas moins de quatre-vingt noms. On s’attendrait, à côtés des encyclopédies « classiques », à y voir figurer les représentants les plus connus de l’ésotérisme du XVIIIe siècle ou, à tout le moins, ceux de « l’occultisme triomphant » du XIXe. Il n’en est rien : aucune référence, ou presque, aux Creuer, Gôrres, Fabre d’Olivet. Joseph de Maistre, Ballanche ni, a fortiori, aux Eliphas Lévi. Saint Yves d’Alveydre, Péladan ou Papus. A part le baron d’Eckstein, dont il cite un ouvrage de 1836 et deux articles de 1854 en précisant qu’il s’agit d’études déjà anciennes dont il ne partage pas les conclusions, Gordon renvoie, à de rares exceptions près, à des études parues dans la première moitié du XXe siècle ou tout à la fin du XIXe et dont les auteurs sont le plus souvent des historiens des religions, des ethnologues ou des sociologues. Il ne s’appuie guère sur une filiation ésotérique ancienne et avérée même s’il ne néglige pas, à l’occasion, de saluer les Marcile Ficin, Pic de la Mirandole, Agrippa ou Paracelse qu’il qualifie d’initiés authentiques perpétuant la tradition primordiale. Il préfère cependant des études plus récentes : c’est là son côté « moderne » de sociologue.
Certes, les relents guénoniens de son œuvre inclinent à le ranger parmi les pérennialistes. Ne se fait-il pas le chantre de cette tradition qui entend les englober toutes et que le syncrétisme guénonien, pour ne pas parler de monisme, rend peu compatible avec le message des religions du Livre ? teintée de guénonisme, son œuvre l’est en effet. Mais dans la mesure où il privilégie le mythe chrétien, et même si son option chrétienne peut paraître suspecte, voire syncrétisante, on ne saurait, sauf à gommer les nuances, voir en lui un représentant typique du pérennialisme. Peut-on l’appeler ésotériste chrétien? oui et non. Il ne l’est pas parce qu’il distingue deux mondes, le divin et l’humain, quand l’ésotérisme chrétien traditionnel, qui regarde le monde des entités angéliques comme un interlocuteur obligé entre Dieu et l’homme, en distingue trois. Non, parce que l’ancrage historique de sa doctrine s’écarte très sensiblement d’une conception dans laquelle image, embole et mythe s’inscrivent dans l’Imaginaire intérieur de l’homme bien plus encore que dans l’histoire. Non enfin par qu’il ne cite que très rarement Böhme, Saint-Martin ou Baader qui sont les fleurons de l’ésotérisme chrétien.
Il l’est néanmoins pour ses allusions fréquentes à une herméneutique kabbalistico-alchimique qui est bien, pourrait-on dire, le fer de lance du christianisme ésotérique. Si son option chrétienne, au demeurant, paraît peu orthodoxe, c’est qu’il considère que le Christ n’est pas venu pour éliminer les conceptions religieuses du paganisme antique, mais pour les parachever. Les deux messages lui paraissent indissolublement liés par la même quête spirituelle fondée essentiellement sur le très ancien rite de mort et de résurrection dont il fait, pratiquement, une axiomatique.
Nous touchons ici à l’originalité du message gordonien, à savoir l’ancrage historique, ou même préhistorique, des mythes. Il est central dans sa pensée. C’est un point capital, car cette volonté obstinée d’ancrer les mythes dans le devenir historique de l’homme nous empêche d’apparenter Gordon aux mythocriticiens qui, comme Gilbert Durand, situent, certes, le mythe dans l’Imaginaire intérieur de l’homme, mais sans jamais répondre de façon claire à la question de savoir si cet imaginaire ressortit ou non à une transcendance.
Chez Gordon, la recherche érudite est au service d’une idée centrale qui vaut acte de foi et conditionne l’ensemble de son œuvre. La révélation primitive, brillante synthèse de sa doctrine, avance l’idée que la pensée humaine a connu, ab initio, une révélation divine, que l’homme a été nanti d’un pouvoir mental supérieur occulté ensuite par la chute. Plongé dans l’univers physique d’un cosmos opaque, il tente de retrouver le monde de Lumière dont il est originaire. C’est dans ce but que des initiés, dont on a fait plus tard des « dieux » parce que la radiance divine émanait de leur personne auraient institué, dès le néolithique, un rite initiatique de mort et de résurrection qui pourrait bien être à la base de toutes les religions. Pour Gordon, la vraie patrie de l’homme se situerait dans l’univers de la radiance dynamique et non dans le monde physique saisi comme phénoménal. L’homo sapiens adamique, comme il l’appelle, aurait connu cette plénitude d’être interdite à l’homme depuis la chute, d’où sa nostalgie du Paradis perdu. L’homme, par sa faute, s’est « dessoudé » de l’Être. Seule, l’initiation qui prélude à une nouvelle naissance, spirituelle celle-là, peut sauver l’homme. Cette grande tradition a été fixée, depuis dans des rites religieux axés sur les mythes de l’Ile Sainte au milieu des eaux, de la Grande Montagne avec sa caverne initiatique et liturgique, etc. Le décalage mental dont souffre l’humanité actuelle, qui a presque totalement perdu la mentalité ontologique au profit d’un matérialisme de mauvais aloi, Gordon, dans ce langage assez particulier qui est le sien, le définit comme suit : « Dès que le « Je », se dessoudant de l’Etre, retombe de la préternature sur la nature, et cesse d’être un surhomme pour se ravaler au niveau animalo-humain, son intellect décroît en potentiel et perd, du fait de cette occultation, la gloire transformante de l’illumination originelle ».
Cette illumination originelle, selon lui, a bel et bien existé : elle n’est jamais le fruit trompeur de l’imagination humaine et les rites censés la favoriser et la produire ont existé eux aussi.
Bien sûr, il n’en reste que des fragments épars, sous forme de récits largement postérieurs, déformés et méconnaissables et, de plus, incompréhensibles à qui ne sait pas décrypter leur langage symbolique et secret.
A cet égard la tâche de l’historien des religions est redoutable, pour ne pas dire irréalisable puisqu’il faut, à partir de documents fragmentaires et défigurés – quand ils existent – reconstituer ce qu’avait bien pu être à une époque reculée, telle ou telle pratique religieuse. Que dire alors de la tâche du « préhistorien des religions » dont l’œuvre de Pierre Gordon nous offre un remarquable exemple ? Aujourd’hui l’analyse structurale des récits telle qu’elle fut pratiquée pour nos origines indo-européennes a démontré son efficacité, nous l’avons pour notre part largement utilisée dans nos études.