Une fois pourvu de son instrument rituel, la lyre, le nouvel initié peut donner cours à son activité sacrée. Pourquoi n’imagine-t-il rien de mieux que de voler des vaches ? Pourquoi, dès qu’il est « né », songe-t-il obstinément à enlever des bêtes à cornes ?
A cette question, l’on répond d’ordinaire en faisant observer que les vols de bétail étaient fréquents dans l’antiquité. « Le vol des bœufs, écrit A. Legrand (Dia. des Ant. Gr. et Rom. de Daremberg et Saglio, s. y. Mercurius), était, en ce temps, un des griefs que se donnaient le plus volontiers les uns aux autres les maîtres de domaines voisins. Achille en parle, dans Homère, comme d’une chose courante. Dans la légende, les bœufs d’Hélios sont pris par les compagnons d’Ulysse, par Alcyoneus, peut-être par Géryon, à qui, en tous cas, Heraklès reprend son troupeau. » — On aurait donc attribué à Hermès un vol de ce genre « afin de mieux marquer sa primitive passion du bétail » !
Pareille vue est insoutenable. Si Hermès devint voleur de vaches, c’est que, dès un âge reculé, et jusqu’à notre époque, soit les néophytes en cours de retraite, soit les initiés nouveaux, se sont appliqués et s’appliquent à dérober du bétail ou d’autres biens aux peuplades voisines. Il y a là, en tous pays, un usage solidement établi. Dans le Véda, l’on vole les vaches d’Indra, et nous entrevoyons un certain Sarameya (même nom, semble-t-il, qu’Hermeias), qui n’est pas, sans doute, étranger à ce larcin. Le vocable Sarameya désigne au surplus les deux chiens de Yama, et les vaches sont retrouvées par leur mère Sarama. Nous aurions donc affaire à un rapt de vaches par un homme-chien, agissant, comme rabatteur, pour Yama, le Roi du Monde, grand-maître des initiations. Cela précise tout de suite le climat sous lequel se situent les faits.
Il va sans dire, au demeurant, que la coutume ne s’est pas inaugurée comme vol. Ce qui fut en cause, au début, c’est l’appropriation par des individus fortement sacralisés, des êtres ou des objets avec lesquels ils entraient en contact. Un adolescent en train de subir les rites était, et continue d’être, un personnage à part ; il est imprégné des fluides surnaturels ; un profane ne doit pas en approcher, ce qui lui ferait subir un redoutable choc d’ondes. C’est pourquoi, si souvent, les novices doivent signaler leur approche au moyen d’une clochette, d’un grelot, d’une cliquette, etc…
A l’origine, n’intervenait donc aucune idée de larcin ; un objet, simplement, devenait transcendant, et se trouvait ipso facto soustrait à l’usage profane, dès lors qu’un jeune initié le touchait. Jusqu’à nos jours, ce pouvoir de sacraliser tout ce qui frôle leur corps a été attribué, dans l’ethnographie, en de nombreuses régions, aux prêtres-chefs ; dans l’antiquité, c’était, nul ne l’ignore, une caractéristique de Midas, ce personnage divin, ce prestigieux homme-âne, qui changeait en or, c’est-à-dire imprégnait de radiance immortelle, tout ce qui tombait dans ses mains ; et nous savons, au surplus, que l’énergie divine dans laquelle baignait ce roi-prêtre, était celle-là même qui saturait des champs de roseaux, c’est-à-dire les végétaux sacrés servant, en tant de pays, à édifier, au bord d’une eau sainte, les huttes initiatiques dans lesquelles résident les jeunes gens en cours de retraite.
L’on entrevoit par-là l’évolution qui a conduit aux vols initiatiques :
1) au point de départ : intégration, dans le domaine sacré, de tout être et de tout objet que touchent ces personnalités du monde souterrain que sont les novices et les nouveaux initiés ; ce sont d’ailleurs ceux-ci qui deviendront par la suite les prêtres et les prêtres-rois ; —
2) comme conséquence, cet être ou cet objet est arraché à l’usage commun ; il ne peut donc plus être utilisé par celui auquel il appartient ;
3) c’est dès lors le sacré, représenté par le personnage sacralisateur, qui en devient propriétaire ;
4) les jeunes gens sacralisés par les rites exploitent peu à peu ce privilège, et le transforment en prouesse initiatique ; ils attestent, par-là, leur possession du mana ;
5) une réglementation spontanée intervient, et les adolescents n’exercent leur faculté d’appropriation sacrée qu’à l’égard des peuplades voisines, lesquelles, cela va de soi, rendent la pareille ; ils ne doivent pas, en outre, se laisser surprendre ; en nombre de contrées, ils doivent opérer pendant la nuit, et être de retour avant l’aurore ; voilà pourquoi, dans l’hymne, Hermès a soin, après son vol, de se glisser dans son berceau avant le lever du jour ; il utilise, au surplus, pour regagner, sans être aperçu, l’intérieur de sa caverne, le pouvoir transcendant qu’il tient de l’ascèse initiatique : pareil à une brise et à un brouillard il passe par le trou de la serrure ; autrement dit, il ramène son organisme physique à l’état de matière dynamique : tel est certainement la signification lointaine et profonde de l’aurê opôrinê (brise d’automne) et de l’omichlê (brume) du vers 147 ;
6) ces mœurs subsistant après la disparition des idées initiatiques anciennes, l’on aboutit à de simples vols, systématiquement organisés. C’est ainsi qu’Hermès, prototype des initiés, se trouve devenir, par dégradation insensible, le patron des voleurs (Hermès Phêlêtês, Hermès Lêîstêr). Nous apercevons en diverses contrées, notamment à Rome, une transformation similaire d’antiques personnalités initiatrices, en dieux ou en déesse des larrons ; et dans l’Inde, Krishna est renommé comme voleur de beurre (il s’agit, au surplus, sans nul doute, du beurre-aliment d’immortalité : ce qui, en l’occurrence, situe clairement les faits).

On discerne, dès lors, pourquoi un vol de vaches a trouvé place, comme élément essentiel, dans un hymne à la louange d’Hermès : le scénario rituel utilisé dans ce texte ne faisait que résumer et schématiser de distantes coutumes propres aux jeunes gens sacralisés par le rituel de mort et de résurrection. Supposer que l’on en est venu à honorer Hermès comme dieu des voleurs parce qu’il était, ainsi que nous verrons plus loin, un dieu des marchands, et que ceux-ci s’efforçaient de tricher, c’est méconnaître totalement la nature des mythes ; c’est oublier que, si le sacré dégénère en profane, jamais ne s’enregistre la marche inverse, c’est-à-dire la promotion spontanée du profane en sacré, sans préexistence antérieure du sacré ; le sacré constitue un domaine autonome, qui ne procède, nous l’avons indiqué ailleurs en détail, que de lui-même. Sans les vols sacrés propres aux usages initiatiques, vols qui eux-mêmes n’offraient nullement, à l’origine, le caractère d’un larcin, Hermès ne serait jamais devenu Phêlêtês et Lêîstêr. En d’autres termes, il évolua, par dénaturation, en dieu des voleurs, uniquement parce qu’il avait été le grand initié-initiateur.
Remarquons, au surplus, que tous les objets qu’on l’accuse d’avoir dérobés (les flèches d’Apollon, la ceinture d’Aphrodite, l’épée d’Arès, le trident de Poseidon, etc…, etc…) sont des attributs essentiellement initiatiques, qui revenaient de droit aux garçons ou aux filles métamorphosés par les rites. Relevons, en outre, que les plus notoires voleurs de la mythologie hellénique sont des personnages éminemment sacrosaints. Pandarée, par exemple, qui déroba le chien d’or de Zeus, était surabondamment pourvu du mana divin, comme le prouve sa transformation en pierre sacrée : nous découvrons en lui une réplique d’Hermès. Un voleur encore plus notoire, Tantale, n’est rien d’autre, lui aussi, que l’hypostase d’une émergence sacrosainte, — émergence dont on fit ressortir par la suite le caractère divin en représentant le personnage gigantesque qui se situait au-dessous (d’où la tradition, dont font état Pindare, Platon, Euripide, etc…, et qui montre Tantale sous un rocher dont la chute menace sa tête ; étymologiquement, Tantale, racine tal, par métathèse tla, est celui qui sert de support ; le sens est analogue à celui que prit souvent herma ; le nom d’Atlas a au surplus même source linguistique que Tantale ; dans les deux cas, c’est une montagne sainte qui se trouve primairement en cause). — Nous avons indiqué à diverses reprises comment les initiateurs en qui s’incarnait l’énergie envisagée sacralisaient leurs « enfants » en les faisant passer par les entrailles d’une divinité, et en les soumettant à des mutilations initiatiques (c’est ainsi que Pélops, fils initiatique de Tantale, a une épaule mangée par l’hypostase humaine de Déméter, et reçoit à la place un morceau d’ivoire).
Par surcroît, derrière le récit qui montre Tantale volant aux dieux le nectar et l’ambroisie, alias le breuvage et la nourriture d’immortalité, nous discernons sur le champ une liturgie : nous apercevons un haut officiant, pénétrant dans l’enceinte céleste établie au sommet de la montagne rocheuse, et rapportant de là une boisson et un aliment consacrés, qu’il fait consommer aux initiés nouveaux. Quant au chien de Zeus, que Tantale, comme Pandarée, est accusé d’avoir volé, il fut sûrement l’objet d’un larcin initiatique, que les néophytes considéraient comme un exploit glorieux : bien entendu, le chien était rendu par la suite. C’est Hermès, au surplus, qui le rapportait à Zeus : ce qui confirme que cette vieille tradition relative au chien d’or — tradition dont s’inspirent les dessins d’une coupe attique du VI siècle — relate des faits survenus dans le domaine du sacré, faits qu’il y a tout lieu de tenir pour authentiques.
à suivre : la marche à reculons des vaches … Io, les 50, rôle d’Hécate