La lyre d’Hermès et les 50 vaches


Né de bon matin, il jouait déjà de la lyre le midi et volait les boeufs d’Apollon le soir. Rhétorique du raccourci, Homère résume en trois temps la personnalité du dieu Hermès (Mercure pour les Romains) : précoce, esprit aussi inventif qu’astucieux, de surcroît doté d’un talent certain pour la rapine. Zeus comprend immédiatement le parti à tirer d’un tel caractère, dote ce jeune fils d’attributs ailés (sandales et casque), du pouvoir de se rendre invisible et en fait le messager de l’Olympe. Dieu des routes et du voyage, des échanges et, par extension, du commerce, il est aussi celui des voleurs (les monte-en-l’air, selon la délicieuse périphrase argotique). Venons-en à la lyre qu’Hermès, inventa, dit-on, encore enfant.

Une infortunée tortue passant près de la caverne où il aurait dû encore téter, Hermès se mit en tête de la tuer et l’éviscérer. L’idée d’un instrument lui était venue… Manquaient les cordes. Son aîné, Apollon gardant distraitement un troupeau de boeufs, l’enfant s’entendit à voler le bétail et, au prix d’un autre carnage, fit des boyaux des bœufs les cordes dont il avait besoin. Le vol ne passa pas inaperçu et l’auteur fut confondu par Zeus. En échange de son pardon, Hermès joua de l’instrument puis, voyant son demi-frère charmé, le lui offrit. Apollon, dieu de la musique et de la poésie chantée, devient ainsi citharède (joueur de cithare) et fait de la lyre un de ses emblèmes. Le chant qu’il en tire ravit les dieux, les bêtes les plus féroces et jusqu’aux pierres qu’il a le pouvoir de soulever.

Venons en à l’analyse du mythe : première partie

 

Le dieu Hermès, aussitôt né, s’élance hors de la caverne, et cherche l’aventure. Nous avons affaire au nouveau-né initiatique, dont on parle, suivant la règle comme d’un nourrisson. Dans tous les pays de la terre, le cas est le même ; partout l’on se trouve en présence de dieux, de héros, ou de Génies, qui dès l’instant de leur naissance, accomplissent de hauts faits. Que l’on songe par exemple aux prouesses de Krishna bébé ! Ces traditions sont toujours rigoureusement et littéralement exactes, mais elles concernent des adolescents initiés ou en cours d’initiation, non des enfantelets au berceau. Elles relatent très fidèlement les coutumes suivies par une peuplade lors de l’accession de ses néophytes au sacré. Leur portée documentaire est incontestable.

Dans le premier hymne homérique à Hermès — le seul qui compte puisque le second n’est rien d’autre qu’un prélude de douze vers — l’on parle toujours du dieu comme d’un enfant qui vient de voir le jour ; et l’humour du texte procède en grande partie de ce que les exploits relatés sont humainement incompatibles avec l’état de poupon. Il est fort possible que l’auteur n’ait pas été dupe : peut-être connaissait-il le sens initiatique des faits dont le poème présentait la schématisation. Mais, outre que la tradition imposait l’identification du nouveau-né initiatique avec le nouveau-né organique, il trouvait dans cette donnée une source d’amusement ; rien de plus vif, de plus frais, de plus spontané, de plus brillant que ces quelques centaines de vers. — Les contes folkloriques relatifs à Tom Pouce et au Petit Poucet — contes qui se retrouvent sur tous les continents — nous offrent très exactement la même situation : ces deux personnages sont, en effet, de très anciens nouveau-nés initiatiques, non sans analogie avec l’Hermès de l’hymne ; leur petite taille signale à la fois leur tout jeune âge et leur pouvoir de domination sur l’espace. Chez tous les peuples, la fantaisie se joue aux contradictions dont ils forment le centre ; et l’on reconnaît aisément, dans cette féerie où s’enchante l’imagination, le prolongement des récits merveilleux qu’entendaient les générations lointaines quand leur étaient décrites les prouesses des ascètes au sortir de la longue réclusion dans le monde souterrain.

L’invention de la lyre est le premier exploit d’Hermès, parce que, dès une haute époque, la musique et la danse firent, nous l’avons vu, partie intégrante des initiations ; elles continuent d’en faire partie de nos jours. C’est au surplus à l’occasion des rites que furent découverts tous les instruments musicaux de l’antiquité et de l’ethnographie. Comme l’hagiographie d’Hermès n’est rien d’autre que la relation des cérémonies qui transformaient les êtres humains en êtres divins, — autrement dit qui en faisaient des Hermès, contenant en eux la substance transcendante des pierres sacrées — il était normal qu’intervînt d’abord la création de l’instrument nécessaire à la célébration de la liturgie : sans sa lyre, Hermès n’eût probablement jamais pu enlever les « vaches » d’Apollon ; elles ne l’auraient pas suivi. — Notons au demeurant que tout est surnaturel dans la lyre : elle est, en effet, constituée par les intestins d’un animal sacré (le mouton), par la peau du bovidé sacrosaint, par des baguettes provenant d’un végétal divin, le roseau, et par la carapace d’un chélonien qui posséda longtemps, avec sur éminence, le caractère transcendant des reptiles : le rôle de la tortue dans la Chine primitive est resté célèbre ; en Grèce, encore à l’époque de Pline (Hist. Nat. XXXII, 4), on employait la chair de cet animal dans les fumigations et les manœuvres magiques ; on l’utilisait également comme remède efficace contre les poisons.

Claude Lorrain, Hermès volant les vaches

Une fois pourvu de son instrument rituel, le nouvel initié peut donner cours à son activité sacrée. — Pourquoi n’imagine-t-il rien de mieux que de voler des vaches ? Pourquoi, dès qu’il est « né », songe-t-il obstinément à enlever des bêtes à cornes ?

A cette question, l’on répond d’ordinaire en faisant observer que les vols de bétail étaient fréquents dans l’antiquité. « Le vol des bœufs, écrit A. Legrand (Dia. des Ant. Gr. et Rom. de Daremberg et Saglio, s. y. Mercurius), était, en ce temps, un des griefs que se donnaient le plus volontiers les uns aux autres les maîtres de domaines voisins. Achille en parle, dans Homère, comme d’une chose courante. Dans la légende, les bœufs d’Hélios sont pris par les compagnons d’Ulysse, par Alcyoneus, peut-être par Géryon, à qui, en tous cas, Heraklès reprend son troupeau. » — On aurait donc attribué à Hermès un vol de ce genre « afin de mieux marquer sa primitive passion du bétail » !

Pareille vue est insoutenable. Si Hermès devint voleur de vaches, c’est que, dès un âge reculé, et jusqu’à notre époque, soit les néophytes en cours de retraite, soit les initiés nouveaux, se sont appliqués et s’appliquent à dérober du bétail ou d’autres biens aux peuplades voisines. Il y a là, en tous pays, un usage solidement établi.

Dans le Véda, l’on vole les vaches d’Indra, et nous entrevoyons un certain Sarameya (même nom, semble-t-il, qu’Hermeias), qui n’est pas, sans doute, étranger à ce larcin. Le vocable Sarameya désigne au surplus les deux chiens de Yama, et les vaches sont retrouvées par leur mère Sarama. Nous aurions donc affaire à un rapt de vaches par un homme-chien, agissant, comme rabatteur, pour Yama, le Roi du Monde, grand-maître des initiations. Cela précise tout de suite le climat sous lequel se situent les faits.

Il va sans dire, au demeurant, que la coutume ne s’est pas inaugurée comme vol. Ce qui fut en cause, au début, c’est l’appropriation par des individus fortement sacralisés, des êtres ou des objets avec lesquels ils entraient en contact. Un adolescent en train de subir les rites était, et continue d’être, un personnage à part ; il est imprégné des fluides surnaturels ; un profane ne doit pas en approcher, ce qui lui ferait subir un redoutable choc d’ondes. C’est pourquoi, si souvent, les novices doivent signaler leur approche au moyen d’une clochette, d’un grelot, d’une cliquette, etc…

A l’origine, n’intervenait donc aucune idée de larcin ; un objet, simplement, devenait transcendant, et se trouvait ipso facto soustrait à l’usage profane, dès lors qu’un jeune initié le touchait. Jusqu’à nos jours, ce pouvoir de sacraliser tout ce qui frôle leur corps a été attribué, dans l’ethnographie, en de nombreuses régions, aux prêtres-chefs ; dans l’antiquité, c’était, nul ne l’ignore, une caractéristique de Midas, ce personnage divin, ce prestigieux homme-âne, qui changeait en or, c’est-à-dire imprégnait de radiance immortelle, tout ce qui tombait dans ses mains ; et nous savons, au surplus, que l’énergie divine dans laquelle baignait ce roi-prêtre, était celle-là même qui saturait des champs de roseaux, c’est-à-dire les végétaux sacrés servant, en tant de pays, à édifier, au bord d’une eau sainte, les huttes initiatiques dans lesquelles résident les jeunes gens en cours de retraite.

Le vol initiatique

L’on entrevoit par-là l’évolution qui a conduit aux vols initiatiques :

a) au point de départ : intégration, dans le domaine sacré, de tout être et de tout objet que touchent ces personnalités du monde souterrain que sont les novices et les nouveaux initiés ; ce sont d’ailleurs ceux-ci qui deviendront par la suite les prêtres et les prêtres-rois ;

b) comme conséquence, cet être ou cet objet est arraché à l’usage commun ; il ne peut donc plus être utilisé par celui auquel il appartient ;

c) c’est dès lors le sacré, représenté par le personnage sacralisateur, qui en devient propriétaire ;

d) les jeunes gens sacralisés par les rites exploitent peu à peu ce privilège, et le transforment en prouesse initiatique ; ils attestent, par-là, leur possession du mana ;

e) une réglementation spontanée intervient, et les adolescents n’exercent leur faculté d’appropriation sacrée qu’à l’égard des peuplades voisines, lesquelles, cela va de soi, rendent la pareille ; ils ne doivent pas, en outre, se laisser surprendre ; en nombre de contrées, ils doivent opérer pendant la nuit, et être de retour avant l’aurore ; voilà pourquoi, dans l’hymne, Hermès a soin, après son vol, de se glisser dans son berceau avant le lever du jour ; il utilise, au surplus, pour regagner, sans être aperçu, l’intérieur de sa caverne, le pouvoir transcendant qu’il tient de l’ascèse initiatique : pareil à une brise et à un brouillard il passe par le trou de la serrure ; autrement dit, il ramène son organisme physique à l’état de matière dynamique : tel est certainement la signification lointaine et profonde de l’aurê opôrinê (brise d’automne) et de l’omichlê (brume) du vers 147 ;

f) ces mœurs subsistant après la disparition des idées initiatiques anciennes, l’on aboutit à de simples vols, systématiquement organisés. C’est ainsi qu’Hermès, prototype des initiés, se trouve devenir, par dégradation insensible, le patron des voleurs (Hermès Phêlêtês, Hermès Lêîstêr). Nous apercevons en diverses contrées, notamment à Rome, une transformation similaire d’antiques personnalités initiatrices, en dieux ou en déesse des larrons ; et dans l’Inde, Krishna est renommé comme voleur de beurre (il s’agit, au surplus, sans nul doute, du beurre-aliment d’immortalité : ce qui, en l’occurrence, situe clairement les faits).

On discerne, dès lors, pourquoi un vol de vaches a trouvé place, comme élément essentiel, dans un hymne à la louange d’Hermès : le scénario rituel utilisé dans ce texte ne faisait que résumer et schématiser de distantes coutumes propres aux jeunes gens sacralisés par le rituel de mort et de résurrection. Supposer que l’on en est venu à honorer Hermès comme dieu des voleurs parce qu’il était, ainsi que nous verrons plus loin, un dieu des marchands, et que ceux-ci s’efforçaient de tricher, c’est méconnaître totalement la nature des mythes ; c’est oublier que, si le sacré dégénère en profane, jamais ne s’enregistre la marche inverse, c’est-à-dire la promotion spontanée du profane en sacré, sans préexistence antérieure du sacré ; le sacré constitue un domaine autonome, qui ne procède que de lui-même. Sans les vols sacrés propres aux usages initiatiques, vols qui eux-mêmes n’offraient nullement, à l’origine, le caractère d’un larcin, Hermès ne serait jamais devenu Phêlêtês et Lêîstêr. En d’autres termes, il évolua, par dénaturation, en dieu des voleurs, uniquement parce qu’il avait été le grand initié-initiateur.

Remarquons, au surplus, que tous les objets qu’on l’accuse d’avoir dérobés (les flèches d’Apollon, la ceinture d’Aphrodite, l’épée d’Arès, le trident de Poseidon, etc…, etc…) sont des attributs essentiellement initiatiques, qui revenaient de droit aux garçons ou aux filles métamorphosés par les rites. Relevons, en outre, que les plus notoires voleurs de la mythologie hellénique sont des personnages éminemment sacrosaints. Pandarée, par exemple, qui déroba le chien d’or de Zeus, était surabondamment pourvu du mana divin, comme le prouve sa transformation en pierre sacrée : nous découvrons en lui une réplique d’Hermès. Un voleur encore plus notoire, Tantale, n’est rien d’autre, lui aussi, que l’hypostase d’une émergence sacrosainte, — émergence dont on fit ressortir par la suite le caractère divin en représentant le personnage gigantesque qui se situait au-dessous (d’où la tradition, dont font état Pindare, Platon, Euripide, etc…, et qui montre Tantale sous un rocher dont la chute menace sa tête ; étymologiquement, Tantale, racine tal, par métathèse tla, est celui qui sert de support ; le sens est analogue à celui que prit souvent herma ; le nom d’Atlas a au surplus même source linguistique que Tantale ; dans les deux cas, c’est une montagne sainte qui se trouve primairement en cause). — Nous avons indiqué à diverses reprises comment les initiateurs en qui s’incarnait l’énergie envisagée sacralisaient leurs « enfants » en les faisant passer par les entrailles d’une divinité, et en les soumettant à des mutilations initiatiques (c’est ainsi que Pélops, fils initiatique de Tantale, a une épaule mangée par l’hypostase humaine de Demêter, et reçoit à la place un morceau d’ivoire). —Par surcroît, derrière le récit qui montre Tantale volant aux dieux le nectar et l’ambroisie, alias le breuvage et la nourriture d’immortalité, nous discernons sur le champ une liturgie : nous apercevons un haut officiant, pénétrant dans l’enceinte céleste établie au sommet de la montagne rocheuse, et rapportant de là une boisson et un aliment consacrés, qu’il fait consommer aux initiés nouveaux. Quant au chien de Zeus, que Tantale, comme Panda-rée, est accusé d’avoir volé, il fut sûrement l’objet d’un larcin initiatique, que les néophytes considéraient comme un exploit glorieux : bien entendu, le chien était rendu par la suite. C’est Hermès, au surplus, qui le rapportait à Zeus : ce qui confirme que cette vieille tradition relative au chien d’or relate des faits survenus dans le domaine du sacré, faits qu’il y a tout lieu de tenir pour authentiques.

Par Johan Dreue : études d’hermétisme et d’hermésisme ..

A suivre dans la seconde partie : explication du vol des vaches, naissance du mythe d’IO. Hécate et les 50 vaches, les Cent.

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