La fonction tripartite inhérente aux structures indo-européennes issue de la Tradition polaire a largement été démontré par l’éminent linguiste et mythologue Émile Benveniste. Mais peut on aller plus loin et remonter à son origine ? Qu’il s’agisse du monde, de la société ou de l’être individuel, nous trouvons invariablement, à la base de la conception des proto-indo-européens, une triade de couleurs : le blanc, le rouge et le noir. Ces trois couleurs furent également à l’origine de nos drapeaux organisés sur la répartition tripartite de trois couleurs de base (rouge blanc noir puis bleu blanc rouge, jaune blanc noir etc ..)
Pour l’être individuel, on parle de trois « qualités », de trois « principes spirituels »; les Indiens disent « trois fils » (guna) mais à chacun de ces « fils » est attachée une couleur : le sauva (« bonté ») est un principe lumineux, blanc éclatant; lerajas (« ardeur », « passion ») est un principe rouge ; le tamas « inertie spirituelle » est un principe noir, la « ténèbre ». Ce qui confirme l’hypothèse selon laquelle le sens premier de guna- serait « couleur ».
Pour la société, on parle de trois « fonctions » à la suite de G. Dumézil, qui a jadis postulé trois « classes sociales » correspondantes. En fait, comme l’indiquent le terme indien de varna- et le terme avestique de pîtsra- désignant les trois castes aryennes, ces castes sont fondamentalement des « couleurs ». Effectivement, la caste sacerdotale a pour couleur le blanc (et pour idéal le sauva), la noblesse guerrière a pour couleur le rouge (et pour idéal le rajas); la caste inférieure a pour couleur le noir, et son idéal se réduit au tamas.
Toutefois au fondement de cette tripartition il y l’aurore se déclinant dans ses trois couleurs à mesure de sa progression vers la lumière. nous retrouverons cette symbolique dans les fondations de la Rome antique avec le culte d e Mater Matuta, lointain et ultime souvenir de ses origines védiques.
Mais pour en comprendre la porté revenons aux sources, notamment avec cet extrait de Jean de Vries paru dans un article publié en 1942 » Rood, wit, zward » :
« Les exemples ainsi recueillis parmi les pratiques magiques nous avertissent déjà que le choix des couleurs, loin d’être capricieux, repose sur des conceptions religieuses liées à ces couleurs. Ce sentiment, trouve confirmation dans le fait que la combinaison du blanc, du rouge et du noir intervient en effet dans les spéculations cultuelles de divers peuples. Nous commencerons par un exemple pris chez les Lapons de Russie : avant de conjurer les esprits, le chamane fait une ceinture large d’un quart d’aune et garnie de trois bandes, une jaune, une rouge et une noire. » Il est particulièrement important que ces couleurs interviennent dans la liturgie de l’Inde. On nous parle là d’un taureau sacrificiel qui doit être rouge avec une queue et une tête blanches et qui est pourtant appelé « nilavrsz » le taureau bleu-noir. Dans la mystique védique, les trois conditions de la vie sont : la chaleur ou le feu, l’eau, la terre ; elles sont respectivement symbolisées par les couleurs rouge, blanc, noir ». Ces couleurs jouent aussi un rôle dans l’organisation sociale des Indiens ; les castes s’appellent elles-mêmes constamment « couleurs », vantai ; blanc est le brahmane, rouge le ksattriya, noir le vaiçya ; et ces couleurs sont interprétées symboliquement : le blanc du brahmane qui, de fait, porte des vêtements blancs, est mis en opposition avec le noir des agriculteurs, tandis que le rouge est la couleur naturelle pour la caste guerrière.
» Cette signification symbolique des trois couleurs ne remonte pas seulement à la période indo-iranienne, mais elle a dû être déjà connue aux temps indo-européens. C’est ce que prouve le fait qu’à Rome aussi les deux états des prêtres et des guerriers se distinguent par les mêmes couleurs : les flammes avaient pour couleur le blanc, ce qui fait que la coiffure du flamen dialis s’appelait albogalerus ; rouge était la couleur du paludamenlum dont le général triomphateur, aussi bien que le roi, était revêtu.
» Il ressort de ces exemples que l’on ne doit pas expliquer le choix de ces couleurs rouge-blanc-noir par le fait que ce sont les couleurs naturelles, celles par conséquent que l’homme a pu connaître dès les plus anciens temps. Le cercle culturel thrace du néolithique, pour ne prendre qu’un exemple, décore sa céramique avec ces trois couleurs : les motifs ornementaux y sont peints en blanc avec contours rouges sur un fond recouvert de noir ». Il est remarquable que la même chose ait été observée chez les Indiens de l’Amérique du Nord : eux aussi, pour leur ornementation polychrome, se servent des couleurs naturelles, blanc, rouge et noir.
» A la rigueur, cela peut bien expliquer pourquoi, dans un passé reculé, ce sont ces couleurs, qui ont été principalement employées et qui ont joué un rôle important dans la symbolique religieuse ainsi que dans tous les autres domaines. Mais cela n’explique sûrement pas pourquoi elles se sont maintenues jusque dans les temps les plus récents dans les traditions des peuples européens. Cette stabilité vient, de la fonction qu’elles remplissaient dans les représentations liturgiques des Indo-Européens. »
Le 11 juin, les Romains célébraient les Matralia, fête de la déesse Mater Matuta 2. Malgré beaucoup de discussions, malgré des prodiges d’ingéniosité pour rendre confus ce qui est clair, Mater Matuta est l’Aurore : Matuta est le nom sur lequel a été formé l’adjectif matutinus et, dans ce genre de dérivation, l’adjectif n’ajoute jamais rien de fondamental au substantif ; certes le nom Matuta appartient à une large famille de mots (minus « bon », maturus « mûr », notamment) dont l’élément commun est la notion d’ « être à point » ; mais chacun de As mots a suivi sa ligne indépendante, et Matuta est spécialisé comme le nom divinisé du « point du jour ». Ainsi la comprenaient les anciens (Lucr. 5, 65o) 3.
Par chance, nous connaissons deux rites très précis des Matralia, sa fête, qui est réservée aux dames, bonae patres (Ov. F. 6, 475), mariées une seule fois, uniuirae (Tert.Monog.17). Plutarque, confirmé par Ovide pour le second (F. 6, 559, 561) et partiellement pour le premier (ibid. 551-558), y revient plusieurs fois (Cam. 5, 2 ; Q. R. 16 et 17 ; pour le second rite, Mor.492 d)
Ces rites sont les suivants :
1° Alors que le temple de Matuta est normalement interdit à la gent servile, les dames réunies pour la fête introduisent exceptionnellement dans l’enceinte une esclave, qu’elles expulsent ensuite avec gifles et coups de verges ; 2° les dames portent dans leurs bras, « traitent avec égards » et recommandent à la déesse non pas leurs propres enfants, mais ceux de leurs sœurs. Ces scènes, qui devaient se succéder dans l’ordre où, par deux fois, Plutarque les présente réunies, mais que les Romains n’ont pas commentées, ont provoqué les exégètes modernes à beaucoup de fantaisies. Un coup d’œil sur la mythologie de la déesse Aurore des Indiens védiques, Usas, justifie pourtant l’interprétation que suggèrent les gestes et la date de la fête : une fois l’an, à l’approche du solstice d’été, pour aider par magie sympathique l’Aurore que deux saisons vont dorénavant retarder, les dames romaines font, aux Matralia, ce que chaque matin fait Usas, ou ce que font les Aurores, Usasah dans une collectivité qu’il arrive aux poètes de mobiliser solidairement pour chaque matin particulier : à savoir un service négatif, de nettoyage, et son corollaire positif.
1) L’Aurore « chasse l’informité noire » (badhate krsnam abhvam : RV. I, 92, 5), « refoule l’hostilité, les ténèbres » (apa dvéso badhamana tamansi 5, 80, 5), « refoule la ténèbre (apa… badhate tamah) comme un archer héroïque chasse les ennemis » (6, 64, 3) ; les Aurores « écartent et chassent la ténèbre de la nuit (VI Id badhante tama uramyayah en conduisant la tête du haut sacrifice » (6, 65, « l’Aurore marche, déesse, refoulant (badhamanaa) par la lumière toutes les ténèbres, les dangers ; voici que se sont montrées les Aurores brillantes ; … la ténèbre s’en est allée à l’occident, la déplaisante » (7, 78, 2 et 3). Les hymnes présentent ainsi le phénomène naturel du point du jour comme le refoulement violent des ténèbres, de « la » ténèbre, assimilée à l’ennemi, au barbare, au démoniaque, au danger, etc., par l’Aurore ou par la troupe des Aurores, — nobles déesses, « femmes de l’arya », arydpatnih (7, 6, 5) 1, supatnih (6, 44, 23). C’est ce que miment aussi dans les Matralia les bonae matres, les dames uniuirae, contre une esclave qui doit représenter, par opposition à elles-mêmes, l’élément mauvais et mal né.
2) Dans ce monde libéré des ténèbres, l’Aurore ou les Aurores apportent le Soleil. Cette vérité simple reçoit dans les hymnes védiques plusieurs expressions, mais l’une d’elle, singulière, et que ne suggère pas le phénomène lui-même, a des chances d’être une représentation réfléchie, élaborée par les prêtres. L’Aurore est la déesse-sœur par excellence : dans le Rig Veda, le mot svar « sœur » n’est appliqué que treize fois à une divinité ; or, onze fois, il s’agit d’Usas ou d’une divinité dite sœur d’Usas ; et c’est avec une divinité du même type, avec la Nuit, Ratri, qu’elle forme le « couple sororal » le plus constant : sur les onze textes dont il vient d’être parlé, six concernent Usas comme sœur de Râtri, ou l’inverse ; au duel, sur cinq exemples, « les deux sœurs » désignent trois fois Usas et Râtri, deux fois le Ciel et la Terre. Et ce n’est pas une élégance de langage ; l’expression définit bien les rapports des deux personnes : autant l’Aurore est violente contre les démoniaques Ténèbres, autant elle est respectueuse et dévouée envers la Nuit qui, comme elle, appartient au bon plan du monde, à ce « rta » ordre cosmique, dont elles sont dites conjointement « les mères » 142, 7 ; 5, 5, 6 ; 9, 102, 7). Mais c’est un autre enfant de ces mères collaboratrices qui donne lieu aux expressions les plus caractéristiques. Tantôt, par une physiologie étrange, elles sont les deux mères du Soleil, ou du Feu, sacrificiel ou autre, « leur veau commun » (I, 146, 3 ; cf. I, 95, I ; 96, 5) ; tantôt l’Aurore prend livraison du fils, Soleil ou Feu, de la seule Nuit, sa sœur, et le soigne à son tour 2. Cette seconde forme d’expression est particulièrement utile ici ; en voici une illustration (3, 55, II-14) :
- Les deux sœurs jumelles (yamià) ont revêtu des couleurs différentes, dont l’une brille, dont l’autre est noire.
- La sombre et la rouge sont deux sœurs …
- Léchant le veau de l’autre, elle a mugi (anyasyà vatsam rihati mimaya)…
- La multiforme se vêt de belles couleurs, elle se tient dressée, léchant le veau d’un an et demi…
A travers ces variantes, l’idée maîtresse est constante : l’Aurore allaite (1, 95, I ; 96, 5), lèche (3, 55, 13) l’enfant qui est, soit, en commun, le sien et celui de sa sœur la Nuit, soit seulement celui de cette sœur ; grâce à quoi cet enfant, le Soleil (ou, dans les spéculations liturgiques, le Feu des offrandes, et tout Feu), issu d’abord de la matrice de la Nuit, arrive è. la maturité du jour. Ces expressions mythiques, qui articulent les notions de « mères », de « sœurs », d’ « enfant de la sœur », expriment bien le service de la brève aurore : l’apparition d’un soleil ou d’un feu qui cependant était déjà formé quand elle est entrée en scène. Comme le premier, le second rite des Matralia reçoit donc, de cette confrontation avec l’idéologie indienne, une lumière complète. Simplement, les Romains, gens positifs, n’envisagent pas de prodige physiologique ; l’enfant n’a pas deux mères, mais, comme dans la variante que l’Inde n’a pas préférée, une mère et une tante : le soleil, fils de la nuit, est pris en charge par la sœur de celle-ci, l’aurore.
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