L’école pérennialiste
A son corps défendant René Guénon fut à l’origine d’une école que l’on qualifié de « pérennialiste ». Rejetant l’idée de progrès et le paradigme des Lumières, les auteurs pérennialistes décrivent le monde moderne comme une pseudo-civilisation décadente, dans laquelle se manifestent les pires aspects du Kali Yuga (l’âge sombre de la cosmologie hindou). À «l’erreur moderne», les pérennialistes opposent une sagesse immuable d’origine divine, une «Tradition Essentielle», transmise depuis l’origine de l’humanité et restaurée en partie par chaque fondateur d’une nouvelle religion. Les pérennialistes ont une définition toute spécifique de la «Tradition». Elle implique l’idée d’une transmission (tradere), mais pour Guénon et ses continuateurs, la tradition n’a pas une origine humaine et peut être reconnue comme un ensemble de principes révélés et reliant l’homme à son origine divine.
Par-delà la diversité des formes religieuses, ils discernent une unique Tradition (avec une majuscule), que Schuon nomme une «unité transcendante». Ils prétendent que les traditions historiquement scindées ne partagent pas uniquement la même origine divine mais sont basées sur les mêmes principes métaphysiques, quelquefois nommés philosophia perennis.
Le terme «philosophia perennis» est moderne, apparaissant à la Renaissance. Il est le plus souvent associé au philosophe Leibniz qui le doit lui-même au théologien du XVIe siècle Augustinus Steuchius. Mais cet parfait philosophique est plus ancien on peut le retrouver dans la Chaîne d’or (seira) du néoplatonisme, dans le platonisme lui-même, dans la Patristic Lex essentielis, et le relier à la Din al-Fitra islamique ou même à la Sanathana Dharma hindoue.
L’auteur français, René Guénon (1886-1951) fut en un sens le pionnier de la redécouverte de cette Philosophia Perennis ou mieux Sophia Perennis au XXe siècle.
Sa thèse, partagée par les principaux auteurs pérennialistes qui lui ont succédé, est que les religions abrahamiques ont une structure associant exotérisme et ésotérisme.
L’exotérisme, aspect extérieur de la religion, est constitué par les rites religieux et une théologie morale mais aussi dogmatique. Le point de vue exotérique est caractérisé par sa nature «sentimentaliste», plutôt que purement intellectuelle et demeure principalement limité. Fondé sur la doctrine de la création et la dualité qui en découle entre Dieu et sa création, l’exotérisme n’offre pas de moyens de transcender les limites de l’état humain. L’objectif en est seulement le salut religieux que Guénon définit comme un état de perpétuelle béatitude dans un paradis céleste.
Dans la vision Traditionaliste, l’ésotérisme est plus que le complément de l’exotérisme, l’esprit par opposition à la lettre, le noyau comparé à la coquille. L’ésotérisme a — du moins de jure — une autonomie totale comparé à la religion car sa substance principale est la Tradition Essentielle elle-même. Fondé sur la pure métaphysique — par laquelle Guénon entend une connaissance suprarationnelle du Divin, une gnose, et non un dispositif rationnel ou un dogme théologique — son but est la réalisation des états supérieurs de l’être et finalement l’union entre l’individu et le Principe. Guénon nomme cette union l’«identité suprême».
Par le Principe, Guénon et Schuon entendent davantage que le dieu personnel de la théologie exotérique : l’Essence supra-personnelle, l’Au-delà de l’Être, l’Absolu à la fois totalement transcendant et immanent à la manifestation. Selon eux l’essence principale de l’individu est non-différent de l’Absolu lui-même. Guénon se réfère ici aux concepts védiques Brahma (Principe), Atma (Soi) et Moksa (Délivrance). Cette référence n’est pas accidentelle ou circonstancielle : Pour Guénon, le Sanathana Dharma hindou représente en fait «l’héritage le plus direct de la Tradition Essentielle». D’une façon plus générale, les grandes traditions de l’Asie (Advaita Vedanta, Taoisme et Bouddhisme mahayana) ont un rôle paradigmatique dans ses écrits. Il les considère comme l’expression la plus rigoureuse de la pure métaphysique, cette sagesse supra-formelle et universelle n’étant néanmoins en elle-même ni orientale ni occidentale.
Au contraire des religions sémitiques, ces religions asiatiques n’ont pas de structure ésotérisme/exotérisme qui n’est apparue que plus tard dans le cycle historique, dans une époque de décadence spirituelle grandissante, où la grande majorité des gens n’étaient plus «qualifiés» pour comprendre les vérités métaphysiques et les possibilités transcendantes de l’état humain.
Tradition Primordiale et Sophia perennis
Il est vrai que la notion ou la théorie de la Tradition «primordiale» (dite aussi «primitive »), que défend magistralement René Guénon comme source de tout principe et de tout mode spirituels, est radicalement opposée aux thèses et*postulats du scientisme qui gouverne la mentalité du monde actuel. Cette incompatibilité foncière est d’ailleurs bien représentée par les deux conceptions antagonistes de l’homme et de l’univers qu’on appelle d’une part «créationnisme» et d’autre part «évolutionnisme».
Du premier point de vue, en effet, schématiquement, toute manifestation est issue d’un principe universel transcendant et immuable, source et finalité de toute chose ; l’être humain, parfait donc à son origine, s’est dégradé dans le processus de la «chute», mais il possède la mémoire de son origine, et il dispose des messages des envoyés célestes et les influences spirituelles pour regagner (s’il le veut) son état premier. C’est cela le Paradis à la fois terrestre et céleste, où l’être que nous sommes a la connaissance effective, immédiate, de la vérité. Voilà le but ultime de l’existence humaine : en dehors de cela, toute acquisition sur terre est transitoire et trompeuse.
Du second point de vue, tout est né d’un accident de la matière, et les formes s’engendrent les unes les autres; l’homme est un animal qui a évolué et dont l’augmentation de l’intelligence, au fil des millénaires, se démontre par le «progrès» et la croissance matérielle; cela lui donne une illusion de toute puissance, lui promettant de connaître les lois qui gouvernent le monde et l’être humain, et de lui en donner le contrôle pour les détourner à sa guise.
L’origine et le contenu du message transmis d’âge en âge sont, eux, non-humains ou supra-humains; et les hommes et organisations qui en sont les dépositaires ont la conscience d’y être reliés et d’avoir à en réaliser les conditions potentielles. Il importe, en l’occurrence, que chaque tradition particulière soit issue de la tradition qui la précède dans le temps, et qu’elle en soit nourrie. Pour cette raison, St Matthieu et St Luc présentent la généalogie de Jésus dans leur Évangile, et Mahomet s’inscrit dans la tradition abrahamique. Des messagers divins sans filiation traditionnelle, cela n’existe pas, si bien que ceux qui s’autoproclament comme tels, sont forcément des imposteurs (quelle que soit par ailleurs l’étendue de leurs pouvoirs). Il en sera ainsi de l’Anti-Christ. La notion de Tradition rejoint celle de Kabbale chez les Juifs. La chaîne de transmission céleste, ininterrompue, qu’elle implique, a pour nom Shelshelekt en hébreu, Sibsilah en arabe, et Parampâra en sanscrit. Les deux fils d’Abraham représentent deux courants de la même tradition (Isaac le Judaïsme et Ismaël l’Islam), et Melkitsedeq les a bénis tous deux en Abraham. Entre les deux, Jésus-Christ apparaît en vérité pour réaliser la synthèse de cette tradition-là. Effectivement, il y a plusieurs demeures dans la maison du Père; l’enseignement essentiel restant le même, il importe que chaque croyant se conforme aux méthodes qui lui sont accessibles et qui pourront, dans ces conditions, porter leurs fruits.
Critique et méconnaissance de la modernité
Pour Guénon, dans La Crise du monde moderne, la fin de ce processus de dégradation est la modernité elle-même, en laquelle se manifestent les pires possibilités du Kali Yuga. Guénon nomme aussi notre époque le Règne de la Quantité, parce que l’homme et le cosmos sont de plus en plus déterminés, ontologiquement parlant, par la matière. La tragédie du monde occidental depuis la Renaissance est , selon lui, qu’il a perdu presque tout contact avec la Sophia Perennis et le Sacré. En conséquence, dans le contexte occidental, il est virtuellement impossible pour une âme en quête de spiritualité de recevoir une initiation valable et de suivre un chemin ésotérique. Comme nous allons le voir ces positions sont parfois caricaturales et prennent leurs sources dans une méconnaissance à la fois de la modernité et de la matière. Le concept de permatradition va permettre de lever un certain nombres d’impasses en introduisant de nouveaux paradigmes comme ceux de l’attracteur étrange, turbulence, dynamique des systèmes, chaos déterministe, fractale etc …
La Permatradition : elle désigne les invariants permanents au delà des fluctuations du monde manifesté. « Tout ce qui est réellement inspiré de la connaissance traditionnelle procède toujours « de l’intérieur » et non « de l’extérieur » ; quiconque a conscience de l’unité essentielle de toutes les traditions peut, pour exposer et interpréter la doctrine, faire appel, suivant les cas, à des moyens d’expression provenant de formes traditionnelles diverses, s’il estime qu’il y a là avantage ; mais il n’y aura jamais là rien qui puisse être assimilé de près ou de loin à un syncrétisme quelconque… » Aperçus sur l’initiation, René Guénon
L’ontogenèse répète la phylogenèse et il en va de même pour la permatradition. La Permatradition est en réalité un concept systémique permettant de faire le lien entre le monde phénoménal et le réalité dynamique et radiante du monde ontologique. Elle reprend en ce sens la définition guénonienne d’une Tradition primordiale plongeant ses racines au delà de l’homme car en effet il s’agit là d’un écosystème faisant un tout, de l’ontogenèse à la phylogenèse la Tradition première nous permet d’aller au delà de l’horizon adamique : la Permatradition est pré-adamique et tire ses enseignements de ce passé imaginal ou « Magia naturalis« . Par ailleurs la permatradition à la lumière des derniers acquis de la Science et de l’anthropologie peut se donner les moyens de remonter le phylum humain jusqu’à son origine non humaine et biologique : l’homme ne s’est pas fait tout seul et il y a bien eu u, substrat pré-existant, c’est précisément le processus de l’hominisation qui nous permet d’entrevoir les racines non humaines de la tradition primordiale évoquées sans plus de commentaire par René Guénon et ses disciples de l’école pérennialiste. Plus important est cependant la nécessité de repenser notre rapport au Monde et par voie de conséquence à la matière elle même. Sans doute faudra t-il substituer à la notion hylémorphique (hylé = matière) la « Chora » pré-socratique qui correspond d’avantage aux schémas de la physique contemporaine d’un chaos positif et dynamique, véritable lieu de l’enfantement du monde et de sa genèse. Le travail fait sur les attracteurs étranges comme celui de Lorenz ouvre de nouvelles perspectives dans la compréhension des lois de l’univers et au fond la tradition n’est elle pas elle même un simple attracteur étrange autour duquel se stabilisent un certain nombre d’invariants culturels et métaphysiques. Il en va de même de l’évolution humaine toujours en cours selon la paléontologue et anthropologue Anne Dambricourt.
Orbi et urbi : de nouveaux paradigmes
En voulant opposer le qualitatif au quantitatif R. Guénon méconnaissait de fait le réel et n’avait pas compris que seul le quantitatif par sa répétition peut se transformer en un nouvel état : le qualitatif n’étant que la marque de ce nouvel état et non un nouvel état par lui même, car passé ce stade on en revenait forcément à un nouveau quantitatif en attendant la prochaine transition de phase. De fait nous n’avons pas perdu le foyer traditionnel mais nous ne le voyons plus sous le même angle et c’est à un travail de dioptrique que je vais m’atteler pour favoriser l’accès au nouvel « mundus » ou centre du monde un moment perdu mais retrouvé.. Quel est ce lieu symbolique et absolu, est-il transcendant ou immanent ? Voyons donc si la permatradition peut résoudre cette question via l’immanence.
En exemple de permatradition attachons nous à la fondation de Rome et son lieu originel appelé le « Mundus », le point zero de notre mondanité.
Dans la tradition chrétienne, qui table sur la transcendance et dont nombre des principes étaient déjà en place dans la pensée gréco-latine, seule la conscience peut nous ouvrir à cet absolu; ce que Platon disait déjà de l’anamnèse. Il y a donc et c’est une option fondatrice de la civilisation occidentale, incommensurabilité entre l’esprit et le monde, comme du reste Pétrarque, après avoir cité saint Augustin, s’en assure auprès de Sénèque :
Rien n’est admirable en dehors de l’esprit; rapporté à sa grandeur, rien n’est grand.
D’un tel point de vue, il ne peut faire de doute aujourd’hui que le foyer à partir duquel se dispose l’horizon du monde, comme le piémont d’un volcan à partir de son cratère, ce n’est autre que l’esprit humain; mais pour en arriver à ce point de vue-là, qui rapporte l’existence du monde à la nôtre, il a fallu plus de vingt siècles de métaphysique platonicienne, puis chrétienne. Dans le monde gréco-romain, comme le traduisent les ambivalences de Platon lui-même à propos de la divinité, la cause était loin d’être entendue.
Que veut dire en effet que le monde serait un dieu sensible » (theos aisthêtos), comme il est écrit dans le Timée ? Que, tout ouranos qu’il soit, il est aussi, par l’horizon, en continuité avec les puissances archaïques de la terre, celles dont la chôra (lieu et matière en devenir) garde le souvenir, et dont les profondeurs n’ont rien à voir avec la transcendance; elles lui sont adverses. Cette continuité s’affirme toutefois plus clairement dans le monde latin. Mundus, comme le grec kosmos, a la double acception de « monde, univers » et d’« ordre, parure»; ce dans quoi l’on peut voir la trace d’immémoriales relations entre l’ornement du corps humain, sa conduite et l’affirmation d’une cosmologie, telles que les expriment encore les peintures corporelles et les danses des Aborigènes lors de leurs fêtes. Mundus muliebris, la parure féminine, a cette dimension, que peu reconnaissent aujourd’hui : faire advenir et garantir un ordre cosmique, c’est-à-dire le Monde.
Cependant, mundus a aussi, directement, le sens de foyer cosmogénétique dans l’usage que l’urbanisme romain hérita des Étrusques’ : celui de trou circulaire (comme la ville étrusque et comme le disque terrestre, orbis terrarum, homologie que rappelle la locution pontificale urbi et orbi, «à la ville [Rome] et à l’univers ») creusé dans le sol, recouvert d’une pierre dite lapis manalis (gardant les âmes des morts, Manes, de remonter sur terre), et conduisant à un ou deux hypogées (sans doute à coupole, comme le ciel). Ce mundus, de connotation féminine, symbolise, dans la ville, à la fois le centre du monde (dans l’espace) et son origine (dans le temps). La ville se trouve ainsi assurée dans un ordre cosmique, celui-là même dont elle est à la fois la source et la garante.
Inutile de chercher d’autres cas de par le monde : nous avons ici, dans la seule histoire de Rome, l’exemple d’une mondanité qui s’absolutise dans sa propre localisation. Elle possède en elle-même son foyer, son horizon, et les orientations cardinales qui, de l’un vers l’autre, ordonnent les régions de la terre en correspondance avec le ciel (projection appelée templum. L’hypogée du mundus est en effet quadriparti, comme le fut la Roma quadrata des temps obscurs, et comme le seront les castra puis les villes de l’Empire, avec leur cardo (l’axe nord-sud) et leur decumanus (l’axe est-ouest).
Ce foyer qui, sacralisant l’alliance du ciel et de la terre, saisit donc l’horizon insaisissable et le retient au centre, le mundus, n’a comme on l’a vu rien à voir avec la transcendance, et corrélativement rien non plus avec ce que nous appelons aujourd’hui la conscience individuelle. Il est là, dans le sous-sol ténébreux, se déterminant lui-même depuis les origines. Le lieu de la permatradition faisant système avec son environnement.