Arcane XIV, Temperencia : de Némésis à Léthé ou les dessous d’une carte


Tarot de Sforza. Contrairement aux apparences cette lame n’a aucun rapport avec le Verseau. En revanche elle est bien associée à la Lune et à l’Eau comme au Féminin en général.

 

Notre méthode d’investigation des cartes du Tarot est explicité dans l’ouvrage, elle relève de l’iconologie hérité des travaux d’Aby Warburg, telle qu’elle aurait du être appliqué par le critique d’art Erwin Panofsky mais qu’il a tronqué en omettant l’imagination car s’il a bien défini les règles de la signification c’est en grande partie en délaissant l’imagination active (celle qui  n’est pas assimilable à la fantaisie). Cette méthodologie nous permet de montrer que ce qui est important dans l’imagerie du Tarot (la dimension iconologique ou parfois iconique) relève à la fois du montage et de l’intervalle, à savoir le dispositif. Les images analysées n’ont de sens qu’au sein d’une trame perdu qui lui donne son continuum narratif. C’est ce continuum que par de patientes recherches nous avons pu progressivement reconstitué car sans lui on est voué aux errements interprétatifs tels qu’ils ont eut lieu jusqu’à nous. Ce récit était connu auparavant et ne nécessitait pas d’être inscrit dans ce grand livre des arcanes. Tradition orale perdue mais retrouvée…



Extrait de notre travail à propos de l’Arcane XIV

Tout le Tarot (Rota) s’inspire des antiques initiations mystériques, la plus lointaine et ancienne étant celle des mystères d’Isis repris et conservés par les grecs lorsqu’ils furent initiés dans leurs sanctuaires, que ce soit à Thèbes ou Memphis. La principale école qui les domina la Grèce pré-héllenistique fut celle de Pythagore (580 av. JC) Le nom même de Pythagore (étymologiquement, Pyth-agoras : « celui qui a été annoncé par la Pythie »), découle de l’annonce de sa naissance faite à son père lors d’un voyage à Delphes. Il n’a jamais rien écrit, et les soixante et onze lignes des Vers d’Or qu’on lui attribue sont apocryphes et sont le signe de l’immense développement de la légende formée autour de son nom.

Cette légende est liée aux mystères qui entourent son enseignement. Les dieux hellènes, trop «humains», étaient proches des hommes et cette proximité entraî­nait des inconvénients, comme l’absence totale d’éléments mystérieux et trans­cendants qui ne pouvaient satisfaire les cœurs religieux aspirant à une piété plus profonde et à un contact plus direct avec le surnaturel. Surtout, ils n’apportaient aucune réponse à leurs espérances intimes. Parallèlement à la religion officielle, les Grecs désiraient des dieux plus lointains et moins familiers, mais qui puissent correspondre davantage aux attentes et aux interrogations existentielles, notamment pour les problèmes liés à la mort et au destin post mortem. II n’est pas douteux qu’une telle attitude constituait une nouveauté au sein de la tradition grecque, même si l’origine en est lointaine, et qu’elle est due, pour une large part, à des influences non grecques infiltrées dans l’univers mental des Grecs archaïques et classiques, et qui iront en s’amplifiant durant la période hellénistique. Tous ces éléments étaient présents dans les cultes à Mystères, formes secrètes du culte et reli­gion de salut personnel visant à transformer l’homme indépendamment de l’ordre social, par opposition à la nature publique de la religion grecque, et impliquant la révélation de secrets par une initiation théurgique, afin d’offrir à chacun une voie de mutation personnelle permettant, progressivement, d’avoir accès à la connais­sance du divin. Peu de cultures autant que celle de la Grèce ont autant multiplié l’approche et la prise de contact avec le divin par l’intensité des Mystères et les ont poussés à la perfec­tion : l’époque hellénistique y ajouta les Mystères orientaux. Les Grands Mystères furent ceux de Dionysos, d’Orphée – l’orphisme – et de Déméter ou d’Éleusis. Tous ces mystères ont en commun d’être des voies de salut et de rédemp­tion, des doctrines eschatologiques, garantissant aux initiés (myein) une vie de bienheureux (macharios) dans l’au-delà. On en trouve l’écho lointain mais l’écho bien réel de cette période dans la lame XIV qui fait l’objet de notre présente analyse.

La tempérance ou Arcane XIV comme nous le verrons oscille entre deux pôles selon les théories de l’époque (fin du Moyen Age à la Renaissance) : d’un côté elle incarne la Némésis et de l’autre représente la conciliation des contraires. D’un côté elle tient le mors qui refrène l’hybris des passions et de l’autre fait communiquer les fluides. Mais de quels fluides s’agit-il ?

Sur la représentation ci-dessus, l’allégorie nous montre une figure féminine, dont la poitrine est nue, tenant dans sa main droite une bride et un harnais, et dans sa main gauche une équerre de charpentier. En arrière-plan, un panorama bipartite présente une série d’actions exigeant mesure, engagement, contrôle: à droite – derrière la main tenant un carré – des personnes avec des arbalètes tirant sur la cible; à gauche – derrière la main tenant un harnais – deux personnes essayant d’apprivoiser un cheval hissé, avec des rênes et une cravache.

La métaphore équestre, à travers le harnais et à travers la scène de fond à gauche, rappelle la relation difficile entre deux parties antagonistes et la nécessité d’imposer à ces parties la hiérarchie correcte (qui est de tenir les rênes, celui qui doit être freinée, qui est soit de rester dans la position supérieure, soit d’occuper la place inférieure).

SERVA MODUM

Mens serbare modum, rebus sufflata secundis

Nescit, et affectus frena tenere sui

« Sers la mesure »

La devise se concentre sur le risque qu’il y a à ne pas se maitriser.  C’est une citation presque littérale de l’épisode de la mort de Pallas des mains de Turnus dans l’Enéide de Virgile (X, 501-2), qui est un cas exemplaire de myopie. Turnus, après avoir tué Pallas, ne se retient pas de piétiner le cadavre de son ennemi et le dépouiller de son baudrier (balteus); Furor rend aveugle. Turnus, à son tour superbe et ignorant subira le même sort des mains d’Énée.

Némésis veille et rattrape les pas des hommes et tient une règle et une bride dans sa main, de peur afin d’éviter tout acte maléfique : elle ordonne en outre qu’il y ait une juste mesure en toutes choses.

 

Nemesis (The Great Fortune) Albrecht Dürer, La Grande Fortune (Némésis) vers 1501-2 – British Museum Cette gravure a pu être inspirée à l’artiste par un poème latin d’Ange Politien (v. ci-dessus). Le poète et l’artiste ont montré Némésis dominant le monde du haut des airs, portée par ses ailes. Ils lui ont, l’un et l’autre, mis à la main un mors et un vase. Cette concordance nous apprend que c’est Némésis, expressément nommée par Politien, que Dürer a voulu peindre. Pour Dürer la Némésis est identifiée à la fortune. Il régnait une certaine confusion avec la Tempérance.

Rappelons la signification de Némésis : une déesse de la mythologie grecque : celle de la juste colère (des dieux) et de la rétribution céleste. Elle est parfois assimilée à la vengeance et à l’équilibre. Le nom de Némésis dérive du verbe grec νέμειν (némeïn), signifiant « répartir équitablement, distribuer ce qui est dû ». La mythologie romaine en reprend un aspect sous la forme d’Invidia, soit « l’indignation devant un avantage injuste ». Elle est aussi interprétée comme étant un messager de mort envoyé par les dieux comme punition.

Une autre représentation à la suite de celle-ci mais avec des apports important pour notre enquête est celle du dessin de Dürer, on y trouve un personnage avec des ailes et tenant un vase. La future figure de l’Arcane XIV semble prendre forme mais avec un seul vase. Nous retiendrons toutefois que Némésis signifie la colère ou la vengeance divine.

Le mythe de Némésis chez les Grecs.

Némésis est l’exécutrice de la justice, la justice de Zeus, retransmise par Hermès selon l’organisation olympienne du monde, mais il est clair qu’elle lui a préexisté car ses images l’associent à plusieurs déesses qui sont des manifestations de l’ancienne Grande Déesse : Cybèle-Rhéa, Déméter et Artémis.

Némésis, en tant que principe opposé à la bonne fortune, a pu être associée à Tyché. Le mot Némésis, à l’origine, signifiait « qui dispense la fortune, ni bonne ni mauvaise, simplement dans la proportion due à chacun selon ses mérites » ; puis, le ressentiment provoqué par n’importe quelle perturbation de cette proportion. Dans les tragédies grecques, Némésis apparaît principalement comme vengeresse des crimes et celle qui punit l’hybris, elle est alors apparentée à Até et aux Érinyes. Elle s’est parfois appelée Adrastée, ce qui veut dire probablement « de qui on ne peut échapper » ; son épithète Érinys (« Implacable ») est particulièrement appliquée à Déméter et à Cybèle. C’est ainsi qu’au 48e et dernier chant des Dionysiaques de Nonnos de Panopolis, elle châtie l’orgueilleuse nymphe chasseresse « Aura » (Brise) à la prière d’Artémis, offensée par cette dernière. Toutefois, par souci de justice, elle punit Aura moins durement que la déesse ne l’aurait souhaité (elle prétendait voir l’imprudente jeune femme changée en statue de pierre).

Description : Némésis veille et surprend les pas des hommes. Elle et tient à la main une règle et une bride prête à intervenir promptement, de peur que vous ne fassiez quelque chose de maléfique ou que vous ne disiez des paroles malhonnêtes : elle ordonne d’ailleurs qu’il y ait une juste mesure en toutes choses.

En fait trois lames se partagent parfois les mêmes compétences : il s’agit de la Justice (redistribution), du Monde (bonne fortune) et de la Tempérance. Némésis a été confondue avec la Fortune (identifiée dans le Tarot avec l’Arcane XXI, le Monde), à laquelle pourtant elle s’oppose. Car la Fortune est aveugle dans ses dons et partant injuste, tandis que Némésis a proprement pour fonction de rétablir partout la justice, fût-ce à longue échéance. Cependant l’une et l’autre distribuent des biens et des maux, d’où la confusion. Déjà les anciens confondaient Némésis avec la Fortune. Hésychius, lexicographe alexandrin du Ve s. de notre ère, voit dans Némésis la Fortune Heureuse. Gyraldus (XVI, s.v. «Fortuna », p. 639 B et 614 B) se fait l’écho de cette interprétation. En conséquence, il est souvent difficile de savoir si l’on se trouve en présence de Némésis ou de la Fortune. La plupart de leurs attributs sont communs : les ailes, une  boule qui leur sert de piédestal, un  vase qu’elles tiennent d’une main, symbole des honneurs et des richesses, et une corde qu’elles tiennent de l’autre. Au lieu de la corde, on trouve aussi une bride et son mors, attribut qui convient particulièrement à Némésis, car « elle punit les désirs immodérés » (Erasme, s.v. « Adrastia. Nemesis », éd. 1606, col. 1855).

Pausanias écrit : « Aucune des anciennes statues de Némésis n’a d’ailes… Mais des artistes plus récents, convaincus que la déesse se manifeste le plus souvent comme une conséquence de l’amour, donnent des ailes à Némésis, comme ils en donnent à l’Amour». Selon d‘autres historiens les ailes de Némésis sont plus anciennes. Pour les humanistes, le débat est réglé et Némésis est pourvue d’ailes. Erasme (s.v. « Adrasti a, Nemesis » ed. 1606, col. 1855) écrit :

«L’antiquité lui a donné des ailes, symboles de la rapidité». Cyraldus (XVI, s.v. «Nemesis ») : « Les anciens l’ont figurée avec des ailes, en considération de sa rapidité, qui ne permet pas à ceux qui manquent à leurs devoirs d’occuper la première place ou d’avancer». Et encore: « L’antiquité, créatrice de mythes, a donné des ailes à cette déesse, parce qu’on pensait qu’elle attestait partout sa présence, rapide comme l’oiseau » (ibidem). Même idée, exprimée dans les mêmes termes par Cartari dans son commentaireXXVII d’Alciat.

Certains cas se trouvent éclaircis par le commentaire qu’ils comportent. Le Musée Jacquemart-André à Paris possède (n° 735 du cat. de 1948) une tapisserie française du XVIe où la déesse ailée, les pieds posés sur une sphère, les yeux bandés, tend un vase à un couple richement vêtu et paré, tandis qu’elle menace de la corde un groupe prostré. Malgré une réparation fautive, une inscription fait connaître le sens de la scène : « une peine éternelle suit une brève volupté » et s’oppose à la récompense dont est couronné « l’effort qu’exige la vertu ». L’idée d’une justice finale est à la base du sujet. Elle apparente à Némésis, et non à la Fortune, la déesse ailée qui domine la composition. Déjà Ammien Marcellin, parlant d’Adrastia, celle à qui personne n’échappe, autre nom de Némésis, avait écrit : «Elle venge à sa manière les innombrables crimes des impies et récompense les bons» (Rerum gestarum libri qui supersunt, liv. XIV, chap. 25). Nous voilà à présent fixé : le personnage ailé est donc bien celui de la Tempérance et non la Fortuna malgré le dessin de Dürer.

à suivre dans notre ouvrage : XXI pas dans l’au-delà ou le Tarot aux sources du Livre des morts et des mystères de l’Antiquité, essai d’iconologie dialectique. Édition augmentée d’un cahier séparé.

Tombeau de François II de Nantes, la tempérance avec une horloge pour le temps errance.

La tempérance avec l’horloge à eau et le mors. La tempérance est associée au signe d’eau du Cancer au domicile de la Lune (ici le croissant dans la coiffe de la jeune femme). L’horloge est là pour rappeler qu’il s’agit de bien mesurer le temps et de ne pas se précipiter. C’est le symbole d’un rythme qui doit régler la vie du sage. Le lévrier animal utilisé pour la chasse est associé à cette vertu cardinale. La suite : les métamorphoses de Diane, les deux sources, les ailes du destin …

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