Naissance du héros civilisateur
L’étude de la légende d’Apollon, dieu solaire, raconte de façon très succincte, comment un dieu venu du nord, et auquel les Grecs donnaient le nom d’Apollon, combattit et tua un serpent nommé Pythôn, qui résidait sur le territoire de Delphes. Après cette victoire, les habitants du pays abandonnèrent le culte qu’ils rendaient à Pythôn et se consacrèrent à la gloire du dieu vainqueur Apollon. Mais c’est une femme, une prêtresse, la Pythie, qui, se tenant dans une profonde cavité, sous l’emplacement du temple construit en l’honneur d’Apollon, devint l’interprète du dieu et le personnage essentiel de cet oracle célèbre dans tout le monde méditerranéen.
Découvrons cependant sous l’apparente simplicité du récit une histoire riche en enseignements. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que, depuis des temps immémoriaux, existait sur le territoire de Delphes une pierre dressée (un bétyle ou un menhir) qui passait pour marquer le centre du monde, centre symbolique bien entendu, mais de caractère sacré. Le combat qui se déroule dans ce site est donc un combat sacré mettant en jeu l’équilibre du monde, puisqu’il est à l’échelle cosmique ce que le nom du serpent ne fait que confirmer : Pythôn provient en effet d’une racine grecque qui signifie « cavité profonde », puis, par extension, « origine », ayant donné en latin le mot puteus, « puits », « fosse ». Ce n’est donc pas par hasard que la Pythie de Delphes opérait dans une « fosse », et tout cela est à mettre en rapport, d’une part avec la pratique des puits funéraires, d’autre part avec les tertres mégalithiques comportant une chambre centrale. Il s’agit bel et bien d’un concept de matrice originelle, et le serpent est lié à l’idée de parturition ou de régénération. Cela débouche sur une interrogation parfaitement révolutionnaire concernant la présence du serpent soi-disant foulé aux pieds par la Vierge Marie dans l’iconographie chrétienne. Et cette interrogation va encore plus loin, puisqu’elle concerne également le mythique combat de saint Michel et du dragon, ainsi que tous les combats de héros « civilisateurs », comme Tristan ou Siegfried, contre des serpents monstrueux sortis tout droit de l’inconscient collectif.
Quant à Apollon, son nom est incontestablement grec : il provient du verbe apéllô, « repousser », et il est donc « celui qui chasse, qui repousse », appellation qui convient parfaitement au rôle qu’on lui prête à Delphes dans l’élimination de Pythôn. À l’origine, Apollon n’est en aucune façon un dieu solaire, il ne le deviendra que dans le syncrétisme hellénistique, par contamination du mythe de Mithra. C’est un dieu de la première fonction indo-européenne, à la fois prêtre, poète, musicien, devin et médecin. Il est l’archétype parfait de tous ces héros civilisateurs qu’on retrouve, sous des aspects folkloriques, dans les grandes légendes et les contes populaires de la tradition orale, et, dans ce sens, il était tout naturel que se développât sa composante lumineuse, solaire, face aux forces obscures représentées par le serpent ou le dragon, obligatoirement monstres telluriques des profondeurs.
On a donc interprété la victoire d’Apollon sur Pythôn comme la substitution d’un culte céleste à un antique culte tellurique. Cela n’est certes point faux, mais c’est incomplet : c’est oublier la féminité du serpent (en fait, de la serpente », qu’on retrouve dans le mythe de Mélusine et dans les traditions concernant la Vouivre) qui est l’animal emblématique de la déesse Terre, la mère primitive des dieux et des hommes. La victoire d’Apollon sur Pythôn, à Delphes, est donc le symbole parfaitement clair d’un changement radical de mentalité : le passage du concept de déesse mère à celui de dieu père.