L’âme du monde. L’idée d’âme du monde a traversé les siècles et a fait l’objet de multiples spéculations quant à sa nature, son origine et son rôle.
Cependant, une figuration s’est imposée : l’âme du monde est féminine. Comme nous l’avons vu dans les pages précédentes, la croyance en une présence divine dans la nature est aussi ancienne que l’humanité : tel rocher, telle montagne, tel arbre, telle source, est une théophanie. « Les dieux étaient partout et ils se mêlaient à tous les actes de la vie quotidienne », et écrivant à propos de l’adepte des mystères : « … tout était divin à ses yeux et la nature entière qui l’entourait provoquait en lui la crainte respectueuse des forces infinies agissant dans l’univers » (F. Cumont, les Mystères de Mithra, p.150).
Le catholicisme a voulu, par la présence réelle dans l’Eucharistie, rendre la divinité présente dans le monde telle qu’elle le fut historiquement en la personne de Jésus-Christ. Mais comment se fait-il qu’après deux mille ans Dieu semble absent du monde et du conscient de l’homme contemporain ?
Dans la tradition hindoue, le système Sâmkhya enseigne que le masculin primordial (purusha) est distinct de la nature (prakritî), qui est l’énergie de tout devenir et de tout mouvement. Tandis que purusha est impassible et non-agissant, c’est cependant lui qui féconde prakritî et donne lieu au monde manifesté.
Dans les Tantra, les aspects masculins et féminins sont nettement séparés. Çiva est le dieu mâle tandis que Çakti est son épouse et sa puissance, et le monde naît de leur union. Dans cette union, Çiva est passif : il éveille la Çakti et c’est elle qui est agissante et génératrice ; cette union est représentée par l’étreinte inversée où la Çakti est un feu qui embrase le dieu immobile fait de lumière. Cette étreinte est souvent figurée dans l’iconographie indo-tibétaine.
Il en résulte une vision unifiée du monde exprimée ainsi : « Dans l’univers tout étant à la fois Çiva et Çakti, ô toi Maheçevara (le dieu mâle), tu es en tout lieu, et je suis en tout lieu. Tu es en tout et je suis en tout » (cit. In Creation as explained in the Tantra, p.9, J. Woodroffe, Calcutta, s.d.). L’Hindouisme philosophique, contrairement à la conception populaire, a toujours présenté le dieu mâle comme étant immuable, conscient, spirituel, et supérieur à la divinité féminine changeante, inconsciente, tournée vers l’extérieur et animée par le désir. Son symbole est le triangle inversé, schématisation du sexe féminin.
Cette connotation d’infériorité est caractéristique de la pensée orientale, qui l’a dogmatisée et appliquée, à des degrés divers, dans les moeurs. Pour sa part, le Bouddhisme a établi que le désir et le mouvement vers l’extérieur sont les fondements du samsdra, c’est-à-dire du devenir illusoire et de l’existence conditionnée.
Platon reprendra à son compte l’image et l’idée de Pénia, la matière, privée de l’être et voulant posséder l’être (donc, à partir d’une insatisfaction et d’un désir), tandis que le Nous, le principe masculin, est éternel et immuable.
On remarquera que les couples divins du panthéon hindouiste et indotibétain représentent l’association de l’élément çivaïque et de l’élément çaktique dans tout ce qui est manifesté.
Plotin affirme (cf. Ennéades III, 5,8) que le nous définit les dieux masculins et la psyché les déesses, et que chaque nous est uni à une psyché. Ce n’est donc pas l’âme qui manque à la femme, mais l’esprit. On sait que les théologiens catholiques ont, pendant longtemps, discuté pour savoir si la femme avait une âme (anima). En transposant la question sur le plan psychologique, Jung a répondu que la femme n’avait pas d’anima mais bien un animus.
L’Orient et le Platonisme n’ont pas eu l’exclusivité des concepts sur l’Ame du Monde. L’Occident (en ce compris le Moyen-Orient gréco-romain), depuis la scission avec la nature opérée par le Christianisme, n’a cessé de reprendre et d’élaborer ce thème avec d’autant plus d’insistance que le courant de pensée officiel y était opposé, sous le prétexte que cette idée entraînerait un retour au panthéisme voire à l’animisme.
Dans le siècle qui précéda la venue du Christ, Lucrèce pouvait encore célébrer Vénus en ces termes : « Donc, déesse, toi seule tu gouvernes le monde, et sans toi un mortel ne pénètre aux rivages de la lumière, ni rien ne peut être joyeux ni aimable au monde ».
Le grand oeuvre du Christianisme fut d’opérer un changement fondamental d’attitude, à savoir l’éloignement du monde et de la nature, et la recherche d’une autre réalité, d’une vie intérieure et d’une spiritualité orientée vers un Au-delà.
A vrai dire, le monde antique se lassait de la beauté de la nature et du règne des dieux. Le sentiment religieux à l’égard de la nature, si bien exprimé par Sénèque dans ses Lettres à Lucilius, n’était guère partagé par la masse plébéienne. Car, si la proximité des dieux qui habitaient le monde, qui était incomparablement plus beau qu’aujourd’hui, pouvait encore réjouir le philosophe ou l’esthète, pour la masse c’était devenu une domination sous la forme de la Fatalité. Ainsi, le monde antique languissait dans une sorte de tristesse et de mélancolie.
Cependant, de divers côtés, une voie médiane s’annonça : entre l’attachement et la soumission viscérale à la terre, d’une part, et la fuite hors du monde, d’autre part, différents courants exprimèrent la nécessité de dépasser les dualismes trop tranchés et de déterminer un monde médian à la fois corporel et spirituel, qui ne fût pas uniquement sous l’emprise du principe masculin et où interviendrait une figure féminine et maternelle. On la voit apparaître dans les textes sapientiaux de l’Ancien Testament, dans la doctrine d’Hermès Trismégiste, chez les Gnostiques et chez les Alchimistes, et plus tard, dans la Kabbale. Courant marginal et souvent occulté, mais persistant puisqu’on le retrouve encore aujourd’hui chez H. Corbin, dans le concept de Gaïa, terre vivante, et chez quelques scientifiques.
Il faut également noter qu’à la fin de l’Antiquité et aux premiers siècles de notre ère, le besoin s’est fait ressentir de produire une image de la Femme qui puisse prendre le contre-pied de la déesse orgiastique, maîtresse inexorable de la vie et de la mort, et dont la domination, depuis longtemps subjuguée, avait laissé des traces dans la mémoire collective.
Ce fut aussi l’époque des premiers anachorètes cherchant refuge dans le désert, autant pour s’adonner à la méditation que pour fuir le démon de la chair.
Aujourd’hui, pour la plupart des gens, ce genre d’attitude paraît pure folie, parce que le monde a perdu son caractère divin et spirituel. En soi, la désacralisation de l’univers est une réaction saine à condition d’être accompagnée d’un accroissement de la sagesse collective et d’une conscientisation de l’individu vis-à-vis de ce qui demeure un mystère : la vie. Au-delà d’une attitude d’adoration ou de crainte, que les religions ont inculquée pour sortir l’être humain de son immersion dans la nature, c’est une attitude de bienveillance et de sollicitude qu’il faudra cultiver. C’est une évidence que notre époque est d’une naïveté incroyable en pensant que les « facilités » offertes par la technique pourront résoudre la mal de vivre collectif ; et c’est aussi une évidence que notre époque n’a pas atteint la maturité requise pour assumer les conséquences du progrès technique. La conscience de l’homme contemporain n’est pas à la hauteur de ses capacités d’innovation. Mais cette question n’occupe guère la mentalité contemporaine parce que l’antique immersion dans la nature s’est transformée en l’immersion dans la consommation.
Le problème n’est pas nouveau, même s’il fut posé en termes différents à l’époque où les livres sapientiaux de l’Ancien Testament furent rédigés. Car un fait nouveau intervint, la sagesse s’est substituée à la révélation, le scribe et le rabbin sont venus remplacer le prophète et le visionnaire. Après les clameurs et les imprécations prophétiques s’est instauré le temps plus serein de la réflexion.
De nos jours, le scientifique est devenu le prophète dont les révélations façonnent l’avenir et bouleversent la vie sur notre planète, avec ou sans l’assentiment des peuples. A la quête de la sagesse, réflexion sur l’homme par l’homme et réflexion sur ses rapports avec la nature, s’est substitué l’univers en tant qu’objet de conquête et de profit, laissant à l’art, à la poésie, à l’imaginaire le domaine négligé de la philosophie de la nature. Le scientifique cherche, et impose, un ordre objectif de l’univers, l’artiste et le poète tentent de trouver une place et un rôle pour l’être humain dans la situation chaotique où il se débat, en inventant des histoires pour essayer de justifier sa présence.