Le dossier de l’Atlantide face à la Science (Suite)
Il est évidemment impossible de déterminer à quel moment l’idée d’Atlantide a réellement été évoquée pour la première fois. Peut-être quelque tribu mésolithique de l’Ouest européen avait-elle déjà intégré dans sa mythologie la notion de terre merveilleuse, engloutie dans la mer, là où le soleil se couche. Quoi qu’il en soit, la première vraie description — et finalement la seule ! —, nous la devons à un certain Aristoclès, mieux connu sous son surnom de Platon. On sait que le grand philosophe cite l’Atlantide dans deux textes, le Timée et le Critias, qu’il écrivit à la fin de sa vie (rappelons que Platon naquit vers 429 et mourut vers 347 avant J.-C.). Platon l’affirme à plusieurs reprises, l’histoire de l’Atlantide est une histoire vraie.
D’ailleurs, il en parle pour la première fois dans un texte au titre vraiment peu équivoque : « Timée, ou de la nature ». Car, contrairement à la majorité de ses autres récits, essentiellement philosophiques, Platon a rassemblé dans son Timée toutes les connaissances de son époque concernant la nature. Mais ne nous enfonçons pas déjà dans l’argumentation, et écoutons Critias parler de l’Atlantide, au cours d’une conversation avec Timée, Socrate et Hermocrate. Le lecteur nous pardonnera (du moins, nous l’espérons) de reprendre un aussi long passage du texte. Nous estimons cette reprise d’autant plus indispensable à la suite de notre exposé, que la plupart des études sur l’Atlantide de Platon se bornent à ne citer, à titre d’exemple, que l’une ou l’autre phrase ronflante, renvoyant le lecteur à un hypothétique examen ultérieur du texte original. La généralisation abusive de ce procédé a ainsi créé cette situation peu confortable, dans laquelle presque tout le monde parle de deux textes fondamentaux que presque personne n’a lus. Et si nous ne donnons pas la parole à Platon aujourd’hui, quand donc le ferons-nous ?
«Je vais redire cette vieille histoire, comme je l’ai entendu raconter par un homme qui n’était pas jeune. Car Critias était alors, à ce qu’il disait, près de ses quatre-vingt-dix ans, et moi j’en avais dix tout au plus. (…) Il y a en Egypte, dit Critias, dans le Delta, à la pointe duquel le Nil se partage, un nôme appelé saïtique, dont la principale ville est Saïs, patrie du roi Amasis (…) Son voyage l’ayant amené dans cette ville, Solon m’a raconté qu’il y fut reçu avec de grands honneurs, puis qu’ayant un jour interrogé sur les antiquités les prêtres les plus versés dans cette matière, il avait découvert que ni lui, ni aucun autre Grec n’en avait pour ainsi dire aucune connaissance. (…) Alors, un des prêtres, qui était très vieux (…) : C’est donc de tes concitoyens d’il y a neuf mille ans que je vais t’exposer brièvement les institutions et le plus glorieux de leurs exploits. (…) Les monuments écrits disent que votre cité détruisit jadis une immense puissance qui marchait insolemment sur l’Europe et l’Asie tout entières, venant d’un autre monde situé dans l’océan Atlantique. On pouvait alors traverser cet océan ; car il s’y trouvait une île devant ce détroit que vous appelez, dites-vous, les colonnes d’Héraclès. Cette île était plus grande que la Libye et l’Asie réunies. De cette île on pouvait alors passer dans les autres îles, et de celles-ci gagner tout le continent qui s’étend en face d’elles et borde cette véritable mer. Car tout ce qui est en deçà du détroit dont nous parlons ressemble à un port dont l’entrée est étroite, tandis que ce qui est au-delà forme une véritable mer et que la terre qui l’entoure a vraiment tous les titres pour être appelée continent. Or, dans cette île Atlantide, des rois avaient formé une grande et admirable puissance, qui étendait sa domination sur l’île entière et sur beaucoup d’autres îles et quelques parties du continent. En outre, en deçà du détroit, de notre côté, ils étaient maîtres de la Libye jusqu’à l’Egypte, et de l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie . Or, un jour, cette puissance, réunissant toutes ses forces, entreprit d’asservir d’un seul coup votre pays, le nôtre et tous les peuples en deçà du détroit. Ce fut alors, Solon, que la puissance de votre cité (…) vainquit les envahisseurs. (…) Mais dans le temps qui suivit, il y eut des tremblements de terre et des inondations extraordinaires et, dans l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit néfastes, tout ce que vous aviez de combattants fut englouti d’un seul coup dans la terre, et l’île Atlantide, s’étant abîmée dans la mer, disparut de même. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, cette mer-là est impraticable et inexplorable. (…) Voilà, Socrate, brièvement résumé, ce que m’a dit Critias, qui le tenait de Solon. »
Arrêtons-nous un instant, pour dire quelques mots des principaux personnages mis en cause : Critias et Solon. Le premier livre d’histoire venu nous apprend que l’Athénien Solon (né vers 640 et mort vers 558 avant J.-C.) fut un archonte particulièrement brillant, puisqu’il entreprit de réformer entièrement les vieilles structures politiques d’Athènes, qu’il dota d’une constitution démocratique. Vers 570 avant notre ère, le dictateur effectua un voyage en Egypte, au cours duquel il eut l’occasion de recueillir, de la bouche des prêtres de Saïs, l’histoire de l’Atlantide. « Rentré à Athènes, nous raconte Jacques Victoor, Solon (…) rédige des notes. (Il) meurt vers — 558. Critias l’Ancien (— 530 — 440), neveu de Solon, prend connaissance de cette histoire, soit grâce aux notes de son oncle, soit de la bouche (d’un) intermédiaire inconnu 5. Lorsque Critias l’Ancien atteint l’âge canonique de 90 ans, soit très peu de temps avant sa mort, il raconte l’épopée de l’Atlantide à son petit-fils Critias le Jeune (— 450 — 403), qui est à ce moment un enfant de 10 ans… Enfin, devenu adulte, Critias le Jeune rassemble ses souvenirs et en fait profiter son neveu Platon (…). » C’est donc sous la forme de dialogues que Platon nous transmet ce qu’il sait du fabuleux continent. Dans le Critias, qui fait suite au Timée, le philosophe s’attache à décrire plus précisément l’histoire et la géographie de l’Atlantide. Nous apprenons ainsi que l’île fut donnée à Poséidon, lors du partage du monde. Le dieu aménagea son domaine et, ayant engendré « cinq couples de jumeaux mâles », il distribua à leur progéniture tout le territoire de l’Atlantide. Vient ensuite une description très précise des principales réalisations architecturales de l’île, de sa géographie, du mode de vie de ses habitants, de l’organisation sociale et, d’une manière générale, de tout ce qu’il est bon de savoir à propos d’un pays que l’on découvre.
Abandonnons provisoirement les textes de Platon : nous en avons dit l’essentiel pour l’instant et, de toutes façons, nous reviendrons sur le sujet. On pourrait croire que le récit du philosophe allait enflammer l’imagination des érudits de l’Antiquité. Il n’en fut presque rien. Car Aristote ayant une fois pour toutes considéré l’histoire de l’Atlantide comme un mythe, cet avis, donné par un homme aussi éminemment respectable, fut presque toujours aveuglément suivi. En fait, la plus totale indifférence fut la règle jusqu’à la fin du Moyen Age : il ne pouvait alors être question de remettre en cause un seul élément de la pensée aristotélicienne ! On nota quelques exceptions cependant. A commencer timidement par Hérodote, qui mentionna les Atlantes dans sa liste des peuples libyens d’Afrique du Nord. Le philosophe néoplatonicien Proclus, quant à lui, écrivit un commentaire sur le Timée, dans lequel il relata les observations d’un certain Krantor. Voyageant en Egypte, ce Grec eut l’occasion de voir, sur les colonnes d’un temple de Saïs, des hiéroglyphes relatant l’histoire de l’Atlantide telle que Platon l’avait écrite. Il fallut ensuite attendre le xvie siècle pour voir des érudits se passionner à nouveau. Par exemple, le géographe Ortélius pensa, dans la foulée des grandes découvertes maritimes, que l’Atlantide n’était autre que l’Amérique. Citons encore le père jésuite Athanase Kircher qui, au xviie siècle, assimila aux Açores les plus hauts sommets du continent englouti. Au XIXè, les recherches s’intensifièrent, et nombre d’archéologues tinrent à y mettre leur grain de sel. Même les Schliemann s’en mêlèrent : le célèbre découvreur de Troie d’abord, qui accumula des notes puis les transmit à son petit-fils, Paul Schliemann.
Nous avons déjà eu l’occasion de dire combien était abondante la documentation relative à l’Atlantide. De même quant à la quantité de chercheurs qui se sont penchés sur la question : à défaut de pouvoir les citer tous, nous nous abstiendrons de donner ici une liste de noms qui serait très incomplète. Mais nous aurons l’occasion de rencontrer en cours d’étude un certain nombre de ces chercheurs. Quant aux théories, qui se résument finalement à une tentative de localisation de l’île Atlantide, elles seraient au nombre de 24, d’après le recensement qu’en a fait Pierre Carnac. La carte que nous présentons donne un aperçu approximatif de ces localisations, sur lesquelles nous ne reviendrons plus.
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