Les derniers millénaires de l’ère glaciaire, il y a environ entre 17 000 et 12 000 ans (la « fin » arbitraire du Paléolithique), ne constituèrent pas seulement une époque de fonte précipitée des calottes glaciaires et de hausse rapide du niveau marin, mais aussi une période où les conditions climatiques en Europe témoignaient d’une violente instabilité, où le froid et l’aridité prédominaient souvent. Dans les hautes latitudes, avant que les boucliers glaciaires d’un kilomètre d’épaisseur aient fondu, la vie humaine aurait été impossible… alors que dans les basses latitudes, la plupart des vastes régions de l’Europe continentale, censées dépourvues de glace, en étaient réduites à la toundra lugubre et hostile.
En pareilles situations, des êtres humains — quel que soit leur stade de développement — auraient naturellement émigré dans des contrées plus chaudes et plus agréables. Et à en croire la répartition des restes fossiles, ce fut sans doute la stratégie de survie adoptée par toutes les espèces animales « réfractaires au froid » de l’époque, y compris le gibier comme le cerf élaphe (Cervus elephas), dont nous savons qu’il était chassé par l’homme paléolithique. Au cours des épisodes les plus épouvantables, on chercha inévitablement les refuges les plus méridionaux possibles, où le climat local se révélait moins rude pour diverses raisons ; les scientifiques qui étudient l’ère glaciaire utilisent le terme latin technique «refugia» pour désigner de semblables terres d’asile.
À cheval sur le trente-sixième parallèle, Malte est le point le plus méridional de l’Europe; l’île se trouve encore plus au sud que les villes de Tunis ou d’Alger, en Afrique du Nord. Et s’il s’agit aujourd’hui d’un petit archipel situé à 90 km de la Sicile — laquelle est séparée de l’Italie par le détroit de Messine —, nous savons que ce n’était pas le cas au dernier apogée glaciaire, voilà 18 000 ans.
Nous le saurions même sans que la cartographie moderne des inondations nous indique les changements qui transformèrent le bloc continental antédiluvien sicilio-maltais, il y a entre 18 000 et 10 000 années. Nous le saurions, comme Trump l’observe à juste titre, en raison de la présence d’une vaste quantité de faune fossile européenne du Pléistocène à Ghar Dalam, comme le cerf élaphe, le loup, l’ours brun et le renard, lesquels n’étaient pas de grands nageurs et ne pouvaient qu’être arrivés jusqu’à Malte à quatre pattes, en empruntant un pont terrestre. En vérité, aucune autorité ne réfute l’idée que pendant les périodes extrêmement froides et arides qui sévirent plusieurs fois, il y a entre 17 000 et 10 000 ans :
« hommes et animaux pouvaient émigrer depuis la péninsule italienne, par voie de terre, vers les climats de la zone sicilio-maltaise. Des troupeaux de cerfs élaphes quittèrent les latitudes septentrionales et s’installèrent aux quatre coins de la Sicile d’aujourd’hui, des actuelles îles d’Egadi, de Favignana et de Levanzo, et de l’archipel maltais, ce dernier étant le plus chaud de la région, au cours du Pléistocène ».
Voici donc le casse-tête. Sur les minuscules îles de Favignana et Levanzo, qui, à l’instar de Malte, étaient reliées à la Sicile (et donc au continent) pendant l’ère glaciaire, on trouve une abondance de preuves indiscutables de la présence humaine paléolithique3, parmi lesquelles des graffitis rupestres datés au carbone 14 de 12 000 ans. La Sicile, la plus grande des îles méditerranéennes actuelles, offre encore davantage d’indices d’une présence encore plus ancienne. Comme Anton Mifsud le rappelle :
« Il est indubitable que des humains l’ont habitée pendant la majeure partie du Paléolithique, et elle présente une nette séquence chronologique d’instruments lithiques datés au radiocarbone, dans des lieux qui remontent à l’Acheuléen [entre 600 000 et 75 000 BP]. Les grottes renferment la même collection d’animaux que celle de Ghar Dalam, à savoir une faune pléistocène (hippopotames, éléphants, cervidés). On a identifié des civilisations du Haut paléolithique dans toutes les régions de Sicile, dont le secteur sud-est du plateau hybléen qui borde le pont terrestre sicilio-maltais du Pléistocène ... »
Seule une indifférence bornée pour les implications du pont terrestre sur la mobilité des humains paléolithiques peut expliquer pourquoi les archéologues ne se sont pas inquiétés plus tôt du statut « apaléolithique » apparent des îles maltaises : un statut qui semble tout à fait singulier une fois replacé dans le contexte de cette région du monde et qu’on a encore plus de peine à expliquer dès lors qu’on se souvient que Malte constituait le refuge le plus méridional, le plus chaud et le plus adapté de tout le bloc continental siciiio-maltais. Selon toute vraisemblance, compte tenu de la même faune réfractaire au froid sillonnant la région en liberté — surtout à Malte, comme Ghar Dalam nous en a apporté la preuve —, rien ne s’oppose à ce que des humains paléolithiques, qui suivaient et chassaient ces animaux partout ailleurs, n’aient pas rejoint Malte aussi.
Et, comme nous le savons désormais, c’est ce qu’ils ont fait
En voici la chronologie :
- Jusqu’à 16 400 ans avant notre ère, un pont terrestre reliait encore Malte à la Sicile.
- Le pont terrestre fut sectionné par la montée des eaux, il y a entre 16 400 et 14 600 ans. Toutefois, les nouveaux détroits ainsi créés étaient au début fort restreints, et la majeure partie de l’ancien isthme surnageait.
- Il y a entre 14 600 et 13 500 ans, on assista à de spectaculaires pertes de terrain et toutes les parties restantes de l’isthme antédiluvien furent englouties par la mer.
- Malgré ces déperditions, Malte, Comino et Gozo formaient toujours une seule grande île il y a 13 500 ans. Mais plutôt que de former une extension de quelques kilomètres de large le long des parties nord-est du littoral, la superficie de ce bloc continental fut réduite à des dimensions à peine plus grandes que celles d’aujourd’hui.
- Il y a 10 600 ans, la séparation de Malte, Comino et Gozo était consommée, et les îles se confondaient quasiment avec leur aspect moderne.
On le comprend mieux désormais et dans un monde dont le peuplement, comme l’avait bien écrit en son temps le savant français Paul Rivet, fut accompli par voie d’eau, et qui connut des changements majeurs de ses contours littoraux, il ne pouvait en être autrement, d’où le rôle essentiel joué par ces iles que m’on nomme les « Engloutides » dans l’approche et la connaissance des origines de la ou des civilisations. Quant à l’Engloutide maltaise, – élement clé dans la colonisation Atlante – dont la partie émergée est d’une aussi grande valeur historique, elle pourra s’avérer, répétons-le, bien plus importante par ses dimensions d’ensemble retrouvées et le message culturel dont elle est incontestablement porteuse. Son exploration, à peine entamée au début du XXIe siècle, apportera certainement les précisions nécessaires sur la véritable ancienneté de ses vestiges, en l’inscrivant dans le riche chapelet des grandes civilisations inconnues qui s sont développées à la fin du Pléistocène, et donc au Paléolithique supérieur, un peu partout dans le monde.
Les secrets du pont perdu.

Véritable post-scriptum au chapitre de cet article concernant l’Engloutide maltaise, s’ajoutent les ruines de l’île de Linosa, un reste minuscule tout comme Pantelleria, Lampedusa et Lampione, de ce même vieux pont de terre italo-tunisien. On pourrait dire, digression nécessaire, que Linosa, Lampedusa et Lampione, rassemblant’ l’archipel des îles Pélagiennes (Isole Pelagie en italien), constituent un groupe à part, à mi-chemin marin entre Malte et la région qui s’étend entre les villes de Monastir et de Chebba (près du cap Kabudia) de la côte tunisienne. Les fonds qui les séparent descendent à 100 mètres ou moins de profondeur entre Malte et ces îles, et remontent à seulement 22 mètres entre Lampedusa et le cap Kabudia, bon terrain de chasse pour les futurs explorateurs en quête des autres restes de l’Engloutide maltaise.
Commençons donc par rappeler qu’en 1958, l’Italien R. Bucher avait découvert à proximité de l’île de Linosa, par un fond de 30 mètres, une énorme muraille faite de tout aussi énormes pierres. Un mur mégalithique mais pourvu, semble-t-il, d’une espèce de créneaux. L’un de ces créneaux, là où la muraille descend jusqu’à environ 60 m de profondeur, comporte ce que Bucher apprécia comme étant une figuration humaine, un genre de statue en pierre, elle aussi de très grande taille (ne serait-ce pas un menhir sculpté ?). Pour les quelques rares connaisseurs de ces ruines submergées, les spécialistes de l’époque avaient vite trouvé une explication : il s’agissait probablement des vestiges de l’ancien port d’Ephèse, plusieurs fois mentionné dans quelques vieilles sources d’information, une cité antique en somme. On ne prête qu’aux riches, à savoir en ce cas, aux Grecs. Certes, mais ladite ville, jamais précisément localisée, donc située quelque part dans la région, était florissante à une époque comprise entre le Ie et le IIIe siècle avant notre ère. Or, les vestiges de Lino-sa, tout comme la civilisation de Pantelleria ou celle de Malte, remontaient, même pour les spécialistes de la deuxième moitié du XXe siècle, aux Ier et IIIe millénaires avant notre ère.
Suivons en la matière, les conclusions du Russe Alexandre Kondratov, qui écrivait déjà en 1974 : « Il semble à première vue que, plus une construction est ancienne, plus elle semble avoir été engloutie par les eaux à une époque reculée… Selon les géologues, la Méditerranée était un lac, qu’un isthme englouti par la suite séparait de l’océan Atlantique. Mais cet isthme n’était pas le seul à l’époque. Depuis la côte de la Sicile jusqu’à celle de l’Afrique s’étendait un autre pont continental, qui formait une voie que pouvaient emprunter les hommes préhistoriques pour se rendre d’un continent à l’autre, ce qui expliquerait d’ailleurs la trace de race négroïdes en Italie et même en Angleterre. L’engloutissement des dernières portions de terre ferme a pu se faire à une époque où les hommes savaient construire des villes, dont les recherches archéologiques sous-marines permettront vraisemblablement de découvrir les vestiges au fond de la Méditerranée. »
Si l’on revient aux « ornières » (les sillons… charretiers de Malte) qui se continuent sous la mer, ne serait-il pas intéressant de procéder à l’exploration sous-marine des fonds voisins de la côte libyenne ?… Il est exact qu’il doit s’agir de ruines relativement récentes, datables certainement du premier millénaire avant notre ère, à l’instar des ports des villes d’Appolonia, Taïiphyra et Ptolémaïs. Fondée par les Grecs au VIe ou Ve siècle avant notre ère, la ville d’Appolonia est à présent engloutie à tout jamais sous les flots, avec ses ruelles, ses quais, ses temples et ses tours. Certes, mais n’aurait-elle pas été élevée sur des bases bien plus vieilles se réclamant, tout comme les ruines de Linosa ou de Malte, des siècles de la fin de l’ultime glaciation, en d’autres mots, de la fin du Paléolithique ? Quant aux ports engloutis de Taïiphyra et de Ptolemaïs, ne pourraient-ils pas poser le même problème ? Nous y pensons en raison de l’aspect étrange d’une découverte due aux pêcheurs d’éponges au large de l’île de Djerba, située en face du littoral tunisien. Plongeurs populaires professionnels, les chercheurs d’éponges avaient surpris sur les hauts fonds locaux des arcs, des ponts et des monolithes colonnaires, de dimensions et d’un style qui se distinguaient carrément des façons de construire des Grecs ou des Romains et qui, de toute apparence, n’étaient pas loin du style des anciennes bâtisses crétoises, mâtinées de mégalithisme. Il y a là bien du pain sur la planche des préhistoriens et des archéologues, à condition qu’ils s’intéressent aussi, et peut-être presque partout dans le monde, aux véritables épaves des « Engloutides » … qui doivent être légion !
à venir : Göbleki Tepe – Malte : les mêmes sources, démonstration. Le secret de Hal Saflieni ..
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