du germe au fruit, du spirituel au divin …
Au travers du prisme de Boehme, Louis Claude de St Martin a construit une philosophie originale de la nature proche des romantiques mais aussi et surtout jeté quelques bases de la Sophiologie dont nous avons dressé un premier tableau dans notre ouvrage Sophia et le devenir divine.
Dans l’œuvre de L-C de Saint-Martin (fin 18ème), la sagesse est le miroir de l’imagination divine, mais aussi de la conscience humaine. Après avoir décrit Sophia comme Epouse du Christ et partenaire du mystère érotique qui se déroule sans cesse en Dieu, Saint-Martin veut corporéifier l’idée en tant que prise de conscience du sujet par lui-même. En Sophia sont contenues les lois de l’Harmonie universelle et des Nombres qui ont présidé à la création ; mais elle est distincte des trois personnes de la Trinité, tout en étant proche d’elles, car elle fait partie de la Quaternité « dès l’instant qu’on est à trois on est à quatre » (Des erreurs et de la vérité… p.302).
En cela il rejoindra les grands thèmes de la Pistis Sophia : la nature doit être délivrée et Sophia est captive du Monde, elle aspire a être délivrée pour rejoindre la lumière, son lieu d ‘origine.
En effet, le terme de « Sophia » n’apparaît sous la plume de Louis- Claude de Saint-Martin qu’après sa découverte des théories de Jacob Boehme dont il résume, dans un beau message du Ministère de « l’homme-esprit », les spéculations – la Sagesse divine. Est-ce à dire que cet aspect du divin avait échappé jusqu’alors à son analyse ? Ou bien ce texte peut-il être considéré aussi comme un effort de synthèse personnelle ?
Dès les premières œuvres en effet, divers aspects de la sagesse divine sont appréhendés, qui vont peu à peu s’élaborer au sein de la réflexion martinienne, dessinant par petites touches l’une des figures essentielles par la place qu’elle occupe dans la théorie de la génération, et par son rapport aux formes, aux miroirs et aux images de l’imaginaire théosophique.
Distincte des trois personnes de la Divinité, tout en leur étant étroitement liée, puisque « dès l’instant qu’on est à trois, est à quatre », la figure de la Sophia apparaît encore un peu indécise dans les premiers textes du Philosophe inconnu. Sans être encore dotée de tous ses attributs, elle est pourtant analysée dès le Tableau naturel, dans son double rapport à la génération divine et à la réintégration humaine. Elle incarne le passage de l’Un au multiple, participant de l’unité Divine, et permettant à celle-ci de se refléter, de se manifester dans d’innombrables images.
C’est qu’en effet, dans un rapport étroit avec le Verbe, le Logos, le Christ, dont elle est en quelque sorte la parèdre, elle est actrice du mystère érotique qui se déroule perpétuellement en Dieu, au sein de cet « hermaphrodisme primitif spirituel », caractère distinctif de la divinité, qui a en elle tout ce qui est nécessaire à son éternelle et universelle génération, sans qu’aucune altération, ni aucun mélange étranger puissent jamais approcher d’elle ».
Se distinguant en cela de la tradition néo-platonicienne, mais proche en revanche de Jacob Boehme, comme le sera plus tard Franz von Baader, Saint-Martin affirme la nécessité d’une corporéité de l’idée, au sein d’une théorie générale de la création comme connaissance, prise de conscience du sujet par lui-même. Dieu imagine dans la Sophia, c’est-à-dire qu’il s’y reflète et s’y représente, se connaissant ainsi lui-même à chaque instant dans l’objet créé. Miroir de l’imagination divine et matière première des images vraies, la Sophia est nécessaire à l’engendrement spirituel. Elle en est le principe passif, en intime union avec le Christ — la « Cause active et intelligente » dont il est question dans Des erreurs et de la vérité — qui en est le principe dynamique. Plus précisément, elle est le lieu de l’harmonie et des Nombres, c’est-à-dire qu’en elle sont contenues les lois divines -nombre, poids et mesure – dont le développement est à la source de toutes les productions spirituelles et corporelles, et dont elles continuent à fixer les règles d’action. Modèle et principe des formes, elle en est aussi la conservatrice, et d’abord de l’immuable forme divine, en maintenant un équilibre dialectique entre des principes opposés.
La notion de Sagesse divine est ainsi intimement associée à celle du « magisme divin », dont elle est le lieu de développement, voilant aux yeux des hommes le processus mystérieux des générations divines dont elle « laisse passer les merveilles », c’est-à-dire l’ensemble des manifestations divines. Fonction étrangement proche de celle du magisme divin lui-même, dont Saint-Martin écrit qu’il est le « médium éternel qui sert a jamais de passage à l’infinie immensité des essences universelles».
Lieu d’épanouissement de l’imagination divine, Sophia intervient tout naturellement dans l’émanation du plus fidèle miroir de Dieu : l’Adam primitif. Elle en est la terre spirituelle, principe du corps glorieux. Lors de la prévarication de l’Etre pervers elle sert de prison à Lucifer. C’est par elle — et la filiation directe avec la doctrine de Martinez de Pasqually ici particulièrement évidente — que le premier homme pouvait accéder au domaine des générations spirituelles, celui des images vraies. Et c’est en se laissant fasciner par les images fausses produites par l’Ennemi, et par la Nature, miroir secondaire, que l’Adam primitif commit un véritable « adultère qui le sépara de son épouse spirituelle Sophia, et fut à la source de la dégradation de la matière, obstacle permanent, mais non infranchissable, à leur réunion.
S’il donne ainsi à la Sagesse divine un rôle essentiel dans la création de l’homme, Saint-Martin en fait aussi l’un des agents de sa réintégration. Lorsqu’en effet le Christ s’incarne pour apporter à l’homme déchu les éléments nécessaires à sa réconciliation, la Sophia intervient à l’une des étapes de cette corporisation progressive. On notera qu’en réponse à une question de Kirchberger, Saint-Martin distingue soigneusement cette Sophia divine de la personne terrestre de Marie, en qui le Christ ne trouva qu’un « complément sensible » à sa glorieuse incarnation. C’est par l’union avec sa parèdre Sophia que le Christ devient pour l’homme la « mère de famille » attentive qu’évoque l’Esprit des choses.
Au niveau terrestre, la Sophia, exilée par la prévarication de l’homme, se manifeste néanmoins dans toutes les opérations de génération, mais dans un ordre inférieur. Cependant « chaque production particulière de la nature a aussi son magisme », tous les « mediums de la nature actuelle, tous ceux de la nature spirituelle » ne sont que des « images » dégradées du « medium éternel et primitif ». Chaque être aura donc sa « sagesse particulière », fragment déchu de la Sagesse première, qui lui sert de miroir et permet sa reproduction.
Cette sagesse ainsi « voilée » pour les nécessités de l’accès au royaume corrompu de l’homme, sera néanmoins pour celui-ci l’un des agents essentiels de la réconciliation et du retour à la fidélité perdue. Après ce premier stade de « sagesse terrestre » rendue possible par cet « hermaphrodisme primitif spirituel qui nous est propre », vestige du premier état de l’homme, reflet privilégié du divin, la double naissance en l’âme humaine du Nouvel Homme et de la Sagesse première fera de chaque mineur déchu un « nouveau Christ ». Naissance toute spirituelle — et Saint-Martin distingue avec soin « l’esprit » de la « lettre » des paroles sacramentelles de l’Église catholique — dont il précisera la nature de « renaissance intime » à son ami Kirchberger, exprimant ainsi sa méfiance vis-à-vis des « manifestations physiques » qui enchantent au contraire le baron. Ainsi, véritablement « possédé » par Sophia, l’homme accédera à la prière totale, à l’état d’admiration absolue, qui le mettra littéralement « en aspect » de la Divinité dont il redeviendra le miroir parfait, retrouvant ainsi sa nature et sa destination originelles. Alors il participera pleinement à l’ineffable unité divine à laquelle il ne pouvait jusqu’alors accéder qu’en des moments privilégiés, et s’affranchira du temps pour entrer dans l’éternité.
Parvenu à ce degré de son devenir, l’homme pourra accomplir le véritable ministère qui lui est confié : rendre à la Divinité un miroir sans tache, réunir l’Univers et la Sophia primordiale, rétablir l’harmonie au cœur même de la création divine, à la lettre recréer l’Éden perdu. Mystère érotique, pour lequel Saint-Martin trouve les accents les plus poétiques, accédant à des inventions de style pour évoquer les générations divines et ses terrestres reflets.